Woody Allen

Le nouvel observateur. Il y a toujours eu un côté sombre, chez vous. "Blue Jasmine" en est l'exemple…

Woody Allen Je ne m'en suis jamais caché. Même dans un film comique, comme "Guerre et Amour", il y a des tonalités très noires. Ainsi, quand je dis, dans ce film  : "Il y a des choses pires que la mort. Passer la soirée avec un assureur, par exemple",  je suis sérieux. On voit bien que ce qui m'intéresse, ce sont les questions existentielles. La mort, l'inaction, la trahison, l'impossibilité d'avoir des relations épanouies avec le sexe opposé. Et si vous regardez "Annie Hall", vous voyez que le couple se désunit, que les deux personnages ne restent pas ensemble. L'obscurité n'est jamais loin. Les assureurs non plus.

Vous avez réalisé des drames, aussi.
Oui. Des films comme "Intérieurs", "September" ou "Une autre femme" ne sont pas du tout drôles. Du moins, je l'espère. Sans oublier, plus récemment, "Match Point", dans lequel un meurtrier reste impuni. Quant à "Blue Jasmine", c'est l'histoire d'une femme qui fait son propre malheur, dans la tradition de la tragédie grecque. Jasmine est responsable de tout ce qui lui arrive.

Vous auriez pu facilement tourner cette histoire en comédie.
Certes. Mais, je ne sais pourquoi, il m'a semblé que ça ne s'y prêtait pas. Je déjeunais avec ma femme, un jour, et elle m'a dit : "Oh, j'ai vu une femme qui a tout perdu. Elle était très riche, et son mari s'est ruiné. Du jour au lendemain, elle a été obligée de travailler…" L'idée de cette femme passant d'un monde privilégié - avions en première classe, grands restaurants, réceptions fastueuses - à la pauvreté m'a intéressé. C'est une déchéance très dure.

Vous auriez pu finir le film avec un happy end, quand même.
Jasmine aurait rencontré Robert Redford, elle se serait remariée et serait partie en croisière au soleil couchant… Malheureusement, je ne fais pas "les Feux de l'amour". Cela dit, mon seul souci a été de trouver une actrice capable de rendre cette folie, cette tristesse… J'ai eu de la chance d'avoir Cate Blanchett. Elle venait de finir de jouer dans "Oncle Vania" et s'apprêtait à répéter "les Bonnes". Elle était entre Jean Genet et Anton Tchekhov.

Il y a beaucoup de points communs entre vos films et Tchekhov…
C'est l'un des auteurs que j'aime le plus au monde. Les personnages de Tchekhov sont à l'opposé de ceux de Tennessee Williams. Il est vrai que ce dernier est originaire du sud profond des Etats-Unis. C'est une mentalité particulière. Personne ne peut comprendre ces personnages, qui s'enfoncent dans l'abjection, sauf si on est du Sud. Tchekhov, lui, assiste à l'agonie d'une classe sociale. Ses héros sont moins bizarres. Et ils privilégient le silence. Je pense que Tchekhov est l'un des plus grands auteurs du monde, théâtre et nouvelles compris. "La Dame au petit chien" est un chef-d'oeuvre.

La dernière scène de votre film « Radio Days » est très tchékhovienne : mélancolie et émotion…
Je suis très sensible à l'idée du temps qui fuit… Regardez : il y a trente ans, on pouvait aller faire un jogging, vous et moi, ou jouer au tennis… Maintenant, on est obligés de payer quelqu'un pour le faire à notre place. On peut passer plus de temps à lire des livres.

Je troquerais volontiers la lecture contre le tennis. La vie n'est pas drôle. Vous auriez dû être Ibsen.
Oui, c'était mon ambition, à mes débuts. J'aurais voulu être un tragédien comme O'Neill ou Euripide. Mais, sous ma plume, les choses deviennent comiques… Je me suis égaré en chemin. Le pire, c'est que ça a marché ! Les gens riaient ! J'ai été obligé de continuer, que voulez-vous… Puis je suis revenu au registre sérieux avec "Intérieurs", et les gens me disaient : "Mmmm… Moui… Bof… Faites-nous rire."

Vous citez souvent Kierkegaard dans vos films.
Voilà ! Etre un philosophe existentiel danois ! Mon rêve ! J'aurais été moins riche que lui - son père avait fait fortune dans la bonneterie, et Kierkegaard avait hérité de tout -, mais j'aurais été heureux.

A sa sortie, "Intérieurs" a été mollement accueilli…
Au fil des ans, c'est un film qui a gagné en réputation. On me cite souvent des répliques d' "Intérieurs", dans des réceptions. Kierkegaard ne peut pas en dire autant. Le plus étrange, c'est le succès de "Blue Jasmine" aux Etats-Unis. Les films dramatiques sont automatiquement moins vus que les comédies ou les films d'aventure. Si Tchekhov ou Arthur Miller travaillaient aujourd'hui, ils mourraient de faim.

source