- bix229 a écrit:
- Connais-tu les écrits d' Annie Lebrun sur Sade, Comus ?
à propos d'Annie Lebrun,
Dans un entretien avec Jean-luc Moreau dans la revue Roman n°15, elle rend compte de la necessité de revenir à Sade
voici quelques extraits de cet entretien:
"J'avais déjà écrit sur Sade quand je m'étais occupée du roman noir et des châteaux qu'on trouve dans ces livres. Car c'est justement le château que Sade privilégie comme lieu fermé, protégé naturellement et artificiellement des autres hommes. Ce château, définitivement clos sur lui-même, est constitutif du monde libertin tel que Sade le conçoit. Je crois que je suis venue à Sade de cette façon-là mais que, de toute manière, j'y serais venue pour la simple raison qu'il s'agit d'une des pensées les plus fortes en ce qu'elle essaie de penser les rapports entre la tête et le corps comme personne ne l'a fait. Et puisque, à mon avis, la poésie ne parle de rien d'autre, il était normal que je rencontre Sade et a fortiori à travers le surréalisme d'où je viens.
Jean-Luc Moreau. - Et le lien avec votre lutte contre l'idéologie féministe ?
A. L.B. - C'est le corps qui est le lien. Si j'ai écrit contre le féminisme tel qu'il s'est manifesté dans les années 1970, c'est qu'il m'a semblé assister à la constitution d'une idéologie pure et dure.
Et le propre des idéologies est de produire des idées sans corps, des idées qui ne se développent qu'au détriment du corps.
D'où ma révolte contre les formes prises par le féminisme de ces dernières années.
Tel est le lien entre ma critique violente du féminisme actuel et mon intérêt tout aussi violent pour Sade.
Les féministes ne s'y sont d'ailleurs pas trompées puisqu'elles ont été parmi les pires détracteurs de Sade, adoptant à son égard, toujours sous prétexte de « libération », les positions les plus scandaleusement réactionnaires, les plus scandaleusement moralistes, en dames patronnesses qu'elles sont, qu'elles restent et qu'elles vont continuer d'être...
J. -L. M. - Vous allez à rebours des conceptions les plus admises lorsque vous faites de Sade un défenseur (un précurseur ?) de la liberté des femmes.
Est-ce encore le cas lorsque vous en faites un poète ?
A. L. B. - Les poètes, eux du moins, ne semblent avoir eu aucun doute sur ce point.
Ce sont quand même eux qui ont dit les choses les plus justes sur Sade.
C'est Apollinaire, c'est Breton, c'est Mandiargues aussi... Aujourd'hui encore, tout ce qu'ils ont dit reste.
Alors que les autres, les philosophes, les universitaires, les critiques littéraires ont essayé de donner, chacun pour son compte, une image de Sade qui leur convenait, dans laquelle ils se retrouvaient. Mais en réduisant considérablement l'envergure de Sade, précisément parce qu'ils n'étaient pas poètes, parce qu'ils n'étaient pas sensibles à l'entreprise essentiellement poétique de Sade, qui veut dire tout l'homme, qui veut « tout dire ».
De l'autre côté, les érotomanes, eux aussi, se sont servis de Sade pour nourrir leurs fantasmes, mais encore et toujours au détriment de Sade.
C'est plus sympathique parce que ce genre d'utilisation est à usage interne et pas du tout à usage idéologique, mais le résultat est presque le même.
Le meilleur exemple en est ce qui s'est passé avec la Philosophie dans le boudoir et Français, encore un effort... : ainsi Gilbert Lely, très exalté par l'atmosphère délicieuse de ce boudoir dans lequel se déroule de cinq à sept l'éducation sexuelle d'une jeune personne de quinze ans, fait comme si le texte théorique, Français, encore un effort..., qui se trouve au milieu du livre, n'existait pas.
Il dit même carrément que c'est très dommage que Sade ait brisé la belle unité de cet après-midi voluptueux en plaçant là un texte qu'il avait dans le fond de ses tiroirs.
De pareille façon, Maurice Blanchot a écrit pour le même texte théorique une préface qui a eu une importance historique où il explique que dans Français, encore un effort..., c'est la négation qui est à l'oeuvre dans la pensée de Sade.
Très bien ! Sauf qu'à le lire tout se passe comme si Français, encore un effort... ne figurait pas au milieu de ce Boudoir où l'on n'arrête pas de faire l'amour.
Il me semble que ces deux lectures sont significatives des différentes sortes de censure, pas du tout malintentionnées, qui se sont exercées quand même sur Sade parce qu'on ne voulait pas, ou ne pouvait pas, reconnaître que son génie est essentiellement un génie poétique, dans la mesure où c'est tout l'homme, c'est-à-dire et la tête et le corps qu'il prend en considération, et non seulement la tête et le corps, mais les rapports incessants entre la tête et le corps...
D'autant plus que, lorsqu'on lit attentivement, on s'aperçoit que Français, encore un effort... n'est pas du tout une pièce rapportée, mais au contraire est lié en profondeur au reste du texte par un même fil conducteur qui est l'idée de la corruption. De la corruption du corps par les idées, et des idées par le corps.
Et c'est précisément ce qui se passe avec l'initiation de la petite Eugénie, puisque, au départ de la Philosophie dans le boudoir, on dit clairement qu'il faut corrompre cette jeune tête.
D'ailleurs, la séance se termine par la corruption physique de l'incorruptible mère de la petite Eugénie que l'on fait contaminer par un valet vérolé.
Pour que cette corruption soit effective, c'est Eugénie - et on arrive là au moment où la corruption morale et la corruption physique se rejoignent - qui va recoudre le sexe de sa mère.
Or qu'est-ce qui est dit dans Français, encore un effort... ? Sade part des idées neuves amenées par la Révolution : liberté, égalité, fraternité, et de ces idées neuves, comme de ce petit corps neuf d'Eugénie, il va chercher le seuil critique de leur pureté proclamée.
Pour ce faire, il les éprouve simplement à la réalité des corps. Et à l'épreuve de la réalité des corps, on assiste à la corruption de ces idées.
C'est-à-dire que l'égalité, si ce n'est pas une égalité abstraite, c'est la possibilité pour chacun de faire n'importe quoi sur le corps de l'autre.
Cette mise à l'épreuve par le corps qui amène à la corruption générale, c'est la grande unité de ce livre ; mais il faut voir que Sade retrouve là une préoccupation majeure de son époque, réactualisant le problème posé par Machiavel à propos de l'idée de corruption à travers la question du droit naturel.
Et plus exactement : est-ce qu'une nation corrompue peut devenir une nation vertueuse ? Ce sont les questions auxquelles vont être très concrètement affrontés les révolutionnaires de 1789.
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J. -L. M. - Autre point étonnant dans votre livre, par rapport à la vision habituelle que l'on a de l'oeuvre de Sade : on a l'impression que vous en faites un écrivain du bonheur.
A. L.B. - Le fait est que Sade n'est jamais déprimant, au contraire. Je ne sais pas ce qu'est le bonheur. Mais il y a ce passage que j'ai cité en exergue, quand un personnage dit à Justine :« Je ne suis pas consolant, moi, je suis vrai. »
Voilà pour moi le « bonheur » de Sade, le « bonheur » qu'il nous donne. Car il est sûrement le plus grand défaiseur de mensonges qui ait jamais existé.
Et je pense qu'une sorte de joie particulière naît à partir du moment où on casse les impostures, où on défait les mensonges.
Tel serait essentiellement le « bonheur » de Sade, sans oublier que, chez lui, cette destruction de l'imposture se fait à travers l'affirmation du désir.
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J. -L. M. - Précisément, par rapport à l'athéisme de son époque, Sade représente une figure tout à fait particulière : il est le seul à se refuser à toute échappatoire, une fois acquise l'idée d'un monde sans dieu.
A. L. B. - Je pense que Sade est le seul, au XVIIIe siècle, à tirer complètement les conséquences de la disparition de la figure divine.
A l'inverse des autres philosophes de l'époque qui, à un moment, s'arrêtent pour ne pas affronter l'idée du néant et s'en remettent absolument à la nature ou misent totalement sur les différentes conceptions sociales du monde.
La nature, la société servent à ce moment-là de garde-fou. Justement ce dont Sade ne veut à aucun prix.
J. -L. M. - Par rapport à tout cela, comment définir la logique de Sade, sa position à l'égard de la raison ? Car c'est un siècle dans lequel on raisonne beaucoup et il semble, lui, avoir une logique particulière. Vous signalez, par exemple, qu'il emploie souvent les mêmes arguments que les autres philosophes athées qu'il connaît, mais pour en faire tout autre chose.
A. L.B. - On ajustement essayé de dire, Blanchot en particulier, que Sade met en lumière, sans même le vouloir, les forces obscures qui travaillent la raison.
Je ne crois pas qu'il en aille ainsi. Une nouvelle fois, de toutes les personnes qui se réclament de la raison, Sade est le seul à y recourir jusqu'au bout.
Pour découvrir qu'en réalité la raison n'a aucun fondement objectif, que ce sont les passions qui sont à l'origine de nos pensées, même des plus « raisonnables ».
Au sujet de cette réflexion sur les fondements de la raison, il me semble qu'une fois de plus Sade est celui qui va le plus loin. Il voit que l'ordre est constitutif de la pensée, que cette nécessité d'ordre est même liée à l'affirmation du désir, que pour commencer à être, le désir a besoin d'une forme, a besoin de s'incarner ; et on retrouve là le corps.
Autrement dit, dès que le désir prend forme, un ordre s'impose.
De là cette obsession de l'ordre chez Sade, présente constamment : « Il faut remettre de l'ordre dans tout cela... on va arranger les postures », etc. Mais le génie de Sade est de montrer, à l'inverse de tous les autres qui essaient de mettre de l'ordre dans leur pensée et de construire des systèmes, que ce désir d'ordre, constitutif du désir humain, est toujours un ordre précaire, un ordre instable, qui n'arrête pas de se défaire.
Et le propre du désir, pour Sade, c'est de refaire cet ordre, d'être le grand ordonnateur des formes, alors qu'en même temps cet ordre se défait continuellement.
Il y a là quelque chose de vraiment bouleversant. Il me semble qu'aujourd'hui seulement, avec Wittgenstein, on est arrivé à envisager quelque peu le fonctionnement de la pensée rationnelle sous cet angle.
Mais à nouveau, je pense que Sade est allé beaucoup plus loin parce qu'il ne se contente pas d'un constat négatif.
Au lieu de simplement signaler les aberrations logiques de ce que l'on croit être le fondement de la pensée, Sade montre que c'est le désir, la sexualité, qui est derrière.
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J. -L. M. - On en vient à ce qui se situe au début de votre livre et qui se trouvera ici à la fin. Mais cet ordre se justifie peut-être puisque vous dites qu'il s'agit là de la fondation même de la pensée sadienne : les Cent Vingt Journées de Sodome. On pense généralement que ce livre vient assez tard dans la-carrière de Sade, qu'il en est comme le couronnement, alors qu'il s'agit au contraire, sinon du premier texte qu'il ait écrit, du moins de son premier roman.
A. L.B. - Ce n'est pas vraiment le premier texte de Sade puisqu'en 1782 il y a le Dialogue entre un prêtre et un moribond et que les Cent Vingt Journées sont rédigées en 1785.
Mais il est sûr que c'est le premier texte véritablement sadien. C'est le texte à travers lequel Sade constitue son monde. Tout son univers est là. Il y a alors quelque chose de très étonnant : moi-même comme les autres, j'ai longtemps pensé que ce texte venait à la fin de l'oeuvre de Sade.
Longtemps aussi, comme les autres, j'ai eu tendance à n'y voir qu'un catalogue des diverses passions humaines, qu'un répertoire.
En le relisant, je me suis alors demandée pourquoi l'habitude faisait qu'on se contente de cette impression à propos des Cent Vingt ,Journées, et j'ai commencé à comprendre pourquoi nous avons, les uns et les autres, tendance à camoufler ce texte et à en refouler la violence.
C'est sûrement le texte le plus insupportable de Sade. Toute personne qui le lit sérieusement en est malade. Je ne sais rien de plus déstabilisant. J'ai aussi commencé à me rendre compte que Sade nous enlève, systématiquement, jusqu'à la moindre possibilité de justification idéologique et, du même coup, nous précipite dans notre criminalité.
Par ailleurs, ce que l'on a pu dire sur la forme inachevée de ce texte m'a paru également relever de la même censure, du même camouflage. Sade l'a écrit en 1785. Il est à la Bastille et il ne va en sortir qu'en 1789. Il a donc eu quatre ans pour terminer ce texte.
Aussi, je pense que, contrairement à ce qu'on croit habituellement, il faut le tenir pour achevé et qu'il a effectivement cette forme-là : cette forme bizarre de roman qui commence comme un roman historique, qui se transforme en pièce de théâtre, en dialogue philosophique, s'amenuisant en énumération jusqu'à la soustraction finale.
S'ajoute à cela la constatation que ce texte nous dérobe, aux uns et aux autres, notre identité.
Soudain on est agité, excité, troublé par ce qui vous dégoûte le plus, par ce qui vous répugne le plus.
Voilà même que l'inconcevable dans l'horreur agit sur vous.
Et cela, c'est terrible. Car ce faisant, Sade nous prive sans recours de ce à quoi on a coutume de se raccrocher, valeurs, sentiments... De tout système.
Il n'y a plus rien. Vous êtes seul, là, à regarder votre abîme.
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J.-L. M. - Précisément, indépendamment des lectures différentes que vous faites de certains livres de Sade, et qui vous amènent à dire des choses qui, par rapport à ce que l'on croit savoir de lui, paraissent tout à fait stupéfiantes (Sade donnant un aperçu de ce que pourrait être la liberté des femmes, Sade écrivain du bonheur, Sade pédagogue libertaire), l'autre intérêt de votre ouvrage est de mettre au jour une cohérence complète entre ces livres parce que, bien qu'ils soient tous différents, on y discerne le même projet. De même, bien qu'il ne s'agisse pas là d'une biographie, l'« homme » Sade apparaît.
A. L.B. - Jusqu'à présent à l'exception de Maurice Heine et Gilbert Lely, on s'est curieusement préoccupé de la pensée de Sade comme si « l'homme » Sade n'existait pas. Le fait est pourtant que Sade ne propose pas des idées, sinon il aurait écrit autrement.
En s'attachant à ses seules idées, on a complètement faussé le personnage qu'il y avait derrière. On a essayé d'en faire une figure satanique, un ange du mal, alors que sa singularité est d'abord de penser justement ce que les autres ne pensent pas.
Non qu'il pense différemment, il est athée comme un certain nombre de ses contemporains.
Seulement, sa pensée fonctionne à plein régime, à l'inverse de la plupart. Et cette tête fonctionne à plein régime, parce qu'il y a un corps derrière, parce que ce corps et cette tête, pour Sade, n'existent jamais l'un sans l'autre.
C'est ce qui rend cette pensée si dérangeante. Je ne sais plus qui a dit que le génie est la normalité, et que c'est le fait de ne pas être génial qui est anormal. C'est exactement ce qui se passe avec Sade.
Avec lui, on se trouve devant un homme normal en ce que sa pensée l'exprime tout entier.
J. -L. M. - Après ce que vous écrivez sur les Cent Vingt journées, le texte selon vous le plus sadien, vous présentez une partie de l'oeuvre de Sade à laquelle on ne prête généralement pas beaucoup attention, et que l'on trouve un peu incongrue par rapport au reste de l'oeuvre : le théâtre.
A. L. B. - Il y a eu une véritable censure à l'égard des pièces de théâtre de Sade, qui a été vraiment spectaculaire. Sans Jean-Jacques Pauvert, qui s'entête parfois à publier les textes que les gens en général ne veulent pas lire, il aurait fallu attendre encore longtemps pour lire le théâtre de Sade, sous prétexte que cela ne correspondait pas à l'image du génie du mal qu'on s'en était fait.
Or là aussi, comme à propos du pamphlet Français, encore un effort... qui se trouve à l'intérieur de la Philosophie dans le boudoir, il me semble que le fait que Sade écrive ces pièces conventionnelles pratiquement au moment où il écrit les Cent Vingt Journées pose justement un problème qu'on ne peut pas évacuer.
On ne peut faire comme s'il n'avait pas écrit cette vingtaine de pièces. D'autant que le théâtre a eu une importance considérable dans sa vie puisqu'il a construit des théâtres dans les différents châteaux où il a vécu - il a eu le temps de le faire à La Coste par exemple où il a été treize ans -, et que d'un autre côté sa sensibilité est essentiellement théâtrale.
Pratiquement toutes ses maîtresses sont des comédiennes. Sa vie durant, il est fasciné par le monde du théâtre.
Il est persuadé qu'il est un grand homme de théâtre. Et enfin il y a la période de Charenton, où il organisait les spectacles joués par les fous.
Maintenant, on sait qu'il y a des lettres où Sade expose explicitement aux autorités médicales la valeur thérapeutique de ce qu'il entreprend à Charenton.
Aujourd'hui encore, je ne comprends pas comment on a pu faire comme si le théâtre n'existait pas... En regardant d'un peu plus près, justement, de la même façon que Sade veut tout voir et veut tout comprendre, on s'aperçoit que son théâtre conventionnel lui sert également à bien comprendre le monde, le monde des conventions dans lequel il vit, duquel il est sorti.
Et les Cent Vingt Journées n'en deviennent que plus inquiétantes quand on sait qu'il les a rédigées au moment même où il composait ces pièces.
C'est une preuve contre l'hypothèse de la folie de Sade...
L'entretien dans son entier figure dans l'ouvrage "Sade, aller et détours"