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| Gustave Flaubert | |
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Auteur | Message |
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eXPie Abeille bibliophile
Messages : 15620 Inscription le : 22/11/2007 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Lun 22 Avr 2013 - 23:07 | |
| "Ces deux personnages en viennent au cours de leurs expériences, à connaître des dégoûts et des mélancolies fort proches de ceux de Flaubert lui-même." (Dictionnaire des Oeuvres, Bouquins). Un peu plus haut : "C'est une grosse farce philosophique, dans laquelle, bien que ses intentions ne soient pas toujours claires, Flaubert a déversé tout son mépris pour l'esprit bourgeois." Il se moque particulièrement du "culte de la science".
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| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Mer 24 Avr 2013 - 21:58 | |
| - eXPie a écrit:
- colimasson a écrit:
- eXPie a écrit:
Quand tu écris que "la connaissance ne s’acquiert ni dans les livres, ni ailleurs", c'est un peu radical. Peut-être, mais c'est l'impression qui me reste à l'issue de cette lecture. Pourquoi s'enquiquiner à vouloir apprendre quoi que ce soit ? Puisque tout se contredit dans cette multiplication des vérités, alors rien n'a de valeur. Si, on apprend quelque chose, mais il faut garder à l'esprit que ce n'est qu'une vérité sans doute approximative (tout comme Newton est vrai dans un certain cadre, mais faux dans un autre, Einstein l'englobant). Déjà qu'on ne se connaît pas forcément (bien) soi-même... Une vérité est transitoire, mais elle n'est pas à jeter pour autant. C'est simplement tout connaître, ou connaître un sujet de façon absolue qui n'est pas possible, et c'est ça qui est formidable, en somme, parce que sinon, que resterait-il à trouver ? Pourquoi épuiser un sujet ? (on n'aura jamais fini de lire tout ce qui nous intéresse - à moins qu'on n'ait perdu le goût ou l'intérêt pour la lecture avant). Si on avait fait le tour des mathématiques, il n'y aurait plus de mathématiciens qui s'escrimeraient à démontrer je ne sais quel théorème ; si on avait fait le tour de la physique, que feraient nos passionnés de physique, à part rejouer les grandes découvertes ?... (mais ce jour-là arrivera-t-il ? Je crois me souvenir d'une nouvelle de SF, Asimov peut-être, dans laquelle l'homme arrivait à percer un mystère quasi-divin, théoriser, mettre en équation toute la vie, ou quelque chose d'équivalent ; ainsi parvenu au bout du mystère de l'univers, Dieu rebat les cartes, et c'est reparti pour un tour de devinettes posées à l'Homme... et ainsi l'Homme s'occupe, Dieu joue avec lui).
Bref, pour moi ça n'est pas négatif du tout, au contraire : rien n'est figé, rien n'est absolu, et c'est tant mieux.
Mais je me trompe peut-être totalement dans mon interprétation (peut-être suis-je un Bouvard ou un Pécuchet). D'autant que Sullien dit que Flaubert n'est pas le chantre du relativisme, alors... Je n'ai pas lu la bio de Winnock. J'ai celle de Pierre-Marc de Biasi. Mais j'attendais d'avoir lu tous les romans de Flaubert (ce qui est fait). Dans ce cas, ce Bouvard et Pécuchet est beaucoup moins désespérant que prévu. Preuve encore une fois qu'il existe autant d'interprétations que de lecteurs différents (ou presque). Mais du coup, Flaubert m'apparaît sous un autre aspect. Un peu plus pédant, peut-être : il se ferait donc critique de la manière de se comporter vis-à-vis de la culture ? A mon tour, j'ai bien peur d'être une Bouvarde (ou Pécuchette) | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 29 Juin 2013 - 19:42 | |
| - Madame B. a écrit:
- J'aime beaucoup "La Légende de Saint-Julien-l'hospitalier". (sa source d'inspiartion si je me souviens bien ce sont les vitraux de la cathédrale de Rouen).
- shanidar a écrit:
- La légende de saint Julien l'Hospitalier est une tautologie zoologique pour les amoureux du douanier Rousseau
NB: Ce n'est -malheureusement !- pas l'édition dont je dispose, encore que celle en ma possession soit plutôt "un bel objet": Editions nouvelles et romans de l'école des loisirs 1986, nombreuses illustrations de Philippe Dumas. Fort agréable lecture que ce conte-là. D'ailleurs disponible sur la Toile: http://clicnet.swarthmore.edu/litterature/classique/flaubert/julien.1.html Et dire que j'étais disposé au travail de copiste sur quelques extraits ! J'aime la limpidité du propos, le ton très approprié, très "conte". La légère, vraiment jamais pesante, ornementation de termes de vènerie, ou de médiévismes. S'il est exact -et je n'ai, a priori, pas de raison d'en douter - qu'enfermé dans son "gueuloir", Flaubert rature, amoncelle les boulettes de papiers, sans se lasser, jusqu'à trouver la phrase qui ira et la ponctuation qui la servira, bref celle qui peut être "gueulée" sans dommage, alors nous avons une bonne excuse pour lire le conte entier ou certains passages à voix haute: Comme par exemple la fin, une apothéose. Chez Grimm ou tout conteur, chercher le sens caché, symbolique ou à portée psychologique, est un exercice de style couru. Ce conte-là s'inscrit dans cette suite. L'ivresse de la chasse et de la guerre, le goût pathologique de tuer y sont décrits, tout en retenue et en phrases pesées à la lettre et la virgule près. Mais que dire du pardon, de la rédemption, de la rémission, cachés sous l'apparence du pire envoyé, un lépreux tyrannique, jamais satisfait ? Illustration, extrait à lire hors tout contexte, vraiment pour lui-même, un de ces passages Flaubertiens ciselés, un travail de joailler: (...) et leurs visages, d'une majestueuse douceur, avaient l'air de garder comme un secret éternel. Des éclaboussures et des flaques de sang s'étalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d'un christ d'ivoire suspendu dans l'alcôve. Le reflet écarlate du vitrail, alors frappé par le soleil, éclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l'appartement. Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire que cela n'était pas possible, qu'il s'était trompé, qu'il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa légèrement pour voir de tout près le vieillard; et il aperçut, entre ses paupières mal fermées, une prunelle éteinte qui le brûla comme du feu. Puis il se porta de l'autre côté de la couche, occupé par l'autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure. Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tête; - et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi, pendant que de l'autre main il s'éclairait avec le flambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une à une sur le plancher.
A la fin du jour, il se présenta devant sa femme; et, d'une voix différente de la sienne, il lui commanda premièrement de ne pas lui répondre, de ne pas l'approcher, de ne plus même le regarder, et qu'elle eût à suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres, qui étaient irrévocables.
Les funérailles seraient faites selon les instructions qu'il avait laissées par écrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre des morts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens, sans même retenir les vêtements de son corps, et ses sandales, que l'on trouverait au haut de l'escalier.
Elle avait obéi à la volonté de Dieu, en occasionnant son crime, et devait prier pour son âme, puisque désormais il n'existait plus.
On enterra les morts avec magnificence, dans l'église d'un monastère à trois journées du château. Un moine en cagoule rabattue suivit le cortège, loin de tous les autres, sans que personne osât lui parler.
Il resta pendant la messe, à plat ventre au milieu du portail, les bras en croix, et le front dans la poussière.
Après l'ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes."
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| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Lun 23 Sep 2013 - 3:29 | |
| - Chatperlipopette a écrit:
Salammbô
- Spoiler:
La première guerre punique, opposant Carthage à Rome touche à sa fin: les mercenaires achetés par Carthage pour faire face à la puissance romaine attendent leur solde promise dans les jardins d'Hamilcar. La luxuriance des mets, des vins, de la vaisselle, des meubles et des jardins exacerbent l'impatience des soldats, rendus oisifs par l'inactivité et sujets aux sautes d'humeurs....le drame lentement s'annonce, la sauvagerie des instincts primaires inexorablement chemine vers son paroxisme, chemine vers le dénouement qui voit un festin s'achever en massacre des jardins, des lions et des éléphants d'Hamilcar. C'est alors qu'apparaît, au milieu du déchaînement des passions, la sublime, la merveilleuse, la belle et sensuelle Salammbô, fille d'Hamilcar. Mâtho, un jeune mercenaire barbare, en tombe immédiatement amoureux et ne souhaite qu'une chose: la posséder! mais comment accéder aux doux délices de l'amour? Spendius, un esclave grec d'Hamilcar Barca, qui a choisi de s'affranchir seul du joug de la servitude, vouant une haine farouche aux richesses, à la culture, à la puissance carthaginoise, lui sussurre de dérober le voile de Tanit, déesse lunaire protectrice de Carthage, afin d'affaiblir et vaincre la ville abhorrée. Les soldats barbares, lassés d'attendre le bon vouloir des Riches et des Suffètes de Carthage, décident d'assiéger la ville afin d'obtenir compensation. De ruses en promesses, les carthaginois parviennent à s'en débarasser mais pour peu de temps: la colère des barbares, exacerbée par la rouerie et l'hypocrisie, encouragés par le vol du voile de Tanit, la haine de Spendius et l'absence d'Hamilcar, les incite à revenir assiéger Carthage jusqu'à ce qu'elle rende gorge. Hannon, le vieux rival d'Hamilcar, se lance dans la bataille afin d'écarter les mercenaires assoiffés de sang et de vengeance. Las, l'attaque tourne court, échoue lamentablement par suffisance et mépris envers les barbares qui reprennent l'avantage et décuplent de furie. Carthage est à nouveau en danger....enfin arrive Hamilcar, Suffète et fin stratège aimé et détesté à la fois pour son charisme et ses capacités militaires. Une série de batailles commence, plus terrifiantes les unes que les autres, pendant lesquelles machines de guerre effroyables, sauvagerie, haine et déchaînement épuisent les hommes, misérables fétus au coeur d'un combat électrique. Carthage est proche de l'abîme, Carthage sombre dans le désespoir: le voile de Tanit a disparu! Salammbô, sous la coupe du prêtre Schahabarim, se dévoue pour aller dans le camp des barbares, récupérer le précieux voile. Schahabarim la conditionne pour qu'elle se donne à Mâtho, ce qu'elle fait dans un état second, entre désir et haine, entre souffrance et plaisir intense. Au petit matin, Mâtho s'aperçoit de la fuite de Salammbô et de la disparition du voile. Une autre bataille s'engage, le vent tourne pour les troupes encerclées d'Hamilcar: la percée salvatrice s'opère, le retrait dans Carthage s'effectue mais Mâtho, enivré de désespoir et de haine passionnée, avec l'aide de Spendius, détruit une partie de l'aqueduc pourvoyeur d'eau: Carthage va-t-elle plier? C'est sans compter avec les prêtres du culte de Moloch qui estime nécessaire un sacrifice d'enfants carthaginois, notamment ceux des familles des Riches et des Suffètes (Oh, comme Hamilcar tremble pour son précieux Hannibal!), afin de faire tomber la pluie. Le sacrifice ayant apaisé le dieu, un regain d'espoir envahi la ville et Hamilcar décide, dans un ultime effort et une dernière ruse, de fourvoyer l'armée des barbares, afin de la réduire définitivement, dans une course mortifère à travers la plaine désertique et les montagnes. Et Salammbô dans tout cela? Jeune fille d'une beauté à couper le souffle, symbole d'une féminité exacerbée, Salammbô est l'image sacrée du principe féminin, la clé du monde de l'inconscient, celui de tous les désirs, de toutes les passions. Elle est également une image de la contradiction: elle n'aime pas Mâtho, elle le hait même, et pourtant lorsqu'elle s'offre à lui elle ne peut que se laisser emporter par les vagues intenses du plaisir, la chair et ses mystères instillent un amour inconscient, celui de la féminité épanouie, fertile, qui ne supportera pas la mise à mort du barbare. Comment résister à la première phrase du roman: "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar". Flaubert a durement planché sur cette phrase d'ouverture pour atteindre une perfection de style et d'accroche: quelques mots et déjà tout un monde de couleurs, de saveurs, d'exotisme promis....Rien que pour cette phrase, Salammbô vaut le détour. Elle n'a l'air de rien comme ça mais lorsqu'on se la met bien en bouche, qu'on la lit et relit l'essence même du romanesque transpire des mots. Le premier chapitre est d'un baroque extraordinaire et l'apparition de Salammbô un chef d'oeuvre! La belle, la cultivée, la sublime au-dessus d'une mêlée avinée, avide d'or, de chair et de sang, la sauvagerie d'une soldatesque errante est palpable, la barbarie d'une tour de Babel militaire donne des frissons et attise l'envie de tourner les pages! On remarque d'emblée que l'altérité culturelle est pointée: autant de caractères et de coutumes mêlés par le grand hasard des conflits portés aux confins du monde. La mosaïque de peuples, de traditions, de modes de vie, du monde antique vue par le prisme d'un écrivain européen d'une grande culture, est un véritable tableau foisonnant et d'une sauvage beauté. Flaubert peint avec justesse la richesse espérée et les espoirs déçus: Carthage, la belle, est certes riche mais pas à l'envi; la détresse des habitants ne sachant comment agir sans provoquer la colère des troupes étrangères, ces Barbares que l'on ne comprend et qui ne comprennent pas Carthage. En peu de mots, Flaubert met en scène un spectacle étourdissant où les couleurs, les odeurs, les zones de lumières et d'ombre, les cris, la poussière, la chaleur étouffante, le bruit métallique des armes qui s'entrechoquent, ne peuvent que saisir le lecteur du XIXè comme celui du XXIè! On s'y croirait, on y est, on est au coeur des batailles, on entend les gémissements, les ahanements, les râles et les soupirs. Parfois d'ailleurs, le lecteur en a la tête qui tourne, proche de la nausée mais toujours fasciné par la beauté baroque et violente d'une Carthage violentée par les mercenaires. Avec un sens évident du sensationnel, du grand spectacle, Flaubert décrit, avec un plaisir et une volupté évidents, les peuples composant les cohortes de barbares: c'est Babel qui vient à Carthage, c'est la multitude de l'altérité qui se déverse sur les peurs primaires d'une civilisation construite sur les ruines fumantes des peuples soumis. Entre réalisme et grotesque (dans l'excès descriptif), le lecteur voit défiler sous ses yeux un monde antique venu des limites du connu et apportant les promesses d'un inconnu fascinant qui suscitera moult convoitises. Salammbô est une oeuvre magistrale, fascinante tant par la beauté de l'écriture flaubertienne que par la violence qui s'en dégage à chaque mot: la guerre et son cortège d'horreurs et de souffrances sont décrits minutieusement, paysages déments d'une folie rougeoyante. C'est une débauche de couleurs raffinées, d'odeurs et de bruits. La scène de crucifiction des lions, symboles de la force militaire et du rayonnement culturel de Carthage, est un morceau d'anthologie, parmi beaucoup d'autres! Flaubert gorge son lecteur d'une myriade de sensations, de couleurs, de raffinements dans la cruauté jusqu'au plongeon écoeurant dans la noirceaur de l'âme humaine qu'il souhaitait montrer: la bassesse, l'avidité inextinguible des richesses de l'autre, la méchanceté, la vilenie, l'orgueil (le terrible orgueil d'Hannon qui failli perdre Carthage) ou la lâcheté. Tout l'éventail des pulsions humaines est exposé sous le soleil écrasant des plaines carthaginoises....un spectacle technicolor réalisé grâce au pouvoir évocateur des mots justement choisis et assemblés avec grand art! - SCOman a écrit:
- Salammbo
Salammbô est mon oeuvre préférée de Gustave Flaubert, incontestablement elle fait partie des plus grands romans historiques de tous les temps. - Spoiler:
Flaubert y érige le style littéraire en un véritable art, mêlant la luxueuse profusion de ses descriptions à l’épisme saisissant d’une narration trépidante. Il nous transporte dans l’ancienne Carthage et nous fait miroiter le faste de ses cérémoniaux religieux. Il nous conduit au faîte de ses murailles, pour mieux contempler l’armée des barbares qui, par deux fois, viennent l’assiéger. Il nous conte l’antique Guerre des Mercenaires, en traçant le sillon sanglant des sièges, des batailles et des sacrifices. Mâtho, le chef d’une armée de mercenaires réclamant à Carthage le paiement de sa solde, devient grâce au génie de l’auteur l’incarnation de l’individu happé par les tourbillons du destin et des sentiments. Désirant plus que tout que Salammbô, la fille d’Hamilcar Barca, lui appartienne un jour, son amour fou le conduira aux pires sacrilèges et au déchaînement de forces meurtrières. Il expiera ses fautes lors d’un ultime châtiment.
Flaubert sait comment peindre le tourment des passions les plus sauvages et primaires, c’est pourquoi son récit transpire la violence et la mort, le carnage et la haine. Il n’a pas son pareil pour décrire le faste d’antiques mausolées ou nous faire contempler la farouche beauté des plateaux nord-africains. Utilisant un langage de spécialiste, il convoque toutes les tribus de l’antiquité pour nous offrir un panorama époustouflant de leurs traits les plus remarquables, de leurs coutumes et de leurs rites. Sans jamais abrutir le lecteur sous la multitude de ses savantes connaissances, il démontre avec Salammbô que le récit peur parfois s’accorder avec le travail de d’historien le plus exigeant qui soit. Ce sont plusieurs années d’études, de voyages et de recherches qui lui permirent de ressusciter sous les yeux ébahis du lecteur le panthéon des dieux carthaginois, le grouillement des peuplades méditerranéennes et les rivalités politiques de l’époque. Les tactiques et stratégies d’Hamilcar pour achever une guerre d’usure annonce la grandeur d’un fils caché, cet Hannibal qui fera vaciller Rome de son piédestal. Sa fille Salammbô, personnage à la fois romantique et tragique, se dresse comme une allégorie surréaliste incarnant tous les fantasmes : celui du pouvoir, de la beauté, de la richesse, de la préscience… Au fil des pages on assiste au crescendo inéluctable des plus folles passions, dont les deux exutoires s’avèrent être la barbarie et le fanatisme religieux. Ce livre est presque un paradoxe en soi, tant la cruauté des violences et la peinture des plus effroyables tortures tranchent avec une si belle prose. Comme l'a dit Théophile Gautier en son temps "Salammbô : ce n'est pas un livre d'histoire, ce n'est pas un roman, c'est un poème épique !"
Je rejoins SCOman et Chaperlipopette dans la dithyrambe. Quelques ressentis un peu distincts des leurs, toutefois, normal, quoi ! Ma première lecture est lointaine, j'étais lycéen, et je me souvenais assez de la puissance de cette oeuvre pour avoir envie de m'y replonger si longtemps après. Du coup il n'est pas impossible que Madame Bovary, l'Education Sentimentale, Bouvard et Pécuchet, le Dictionnaire des Idées Reçues soient appelés à relecture, tant celle de Salammbô fut intense. Il est à noter que Salammbô fut le plus grand succès de librairie de Flaubert de son vivant, mais que cette oeuvre semble, de nos jours et si j'en crois la préface à l'édition dont je dispose (Flammarion), complètement éclipsée par l'Education Sentimentale et Madame Bovary. Ce roman se situe, dans la chronologie, après Madame Bovary, dont la couleur est le gris, tandis que Salammbô serait pourpre et noir. Il est assez dans le goût orientalisant de l'époque (1862 comme date de parution de la première édition, c'est Gustave Moreau, le Parnasse, Théophile Gautier, etc...), goût qui avait eu pour précurseurs, dans la première moitié du siècle, les géants du romantisme (Byron, Chateaubriand, Delacroix). Cette précision pour mieux comprendre la perspective de ce livre, lorsque Flaubert se prétend "romantique enragé". Après le succès de Madame Bovary (et le procès qui avait suivi), Flaubert estime que la peinture de cette petite bourgeoisie le dégoûte, sa plume a besoin de sortir de l'étriqué. Tout en restant dans le style du roman réaliste, où ses descriptions chirurgicales excellent. Il se tourne vers l'Antiquité, mais pas n'importe laquelle: De Carthage, on sait peu (encore aujourd'hui, d'ailleurs, à l'aune de son rayonnement passé). Certes, Gautier, Walter Scott, Alexandre Dumas avaient porté le genre "roman historique", mais là, les sources sont ténues, vraiment faibles. Surtout quand on choisit la première des trois guerres puniques ! - de punicae, pourpre, qui évoque le sang, le culte de Moloch, et la peinture dont s'enduisaient parfois certains contingents carthaginois avant le combat. La première, donc la plus obscure, celle sur laquelle on en sait le moins (pour mémoire il n'est pas aberrant de considérer avec Michelet que c'est le sort de ce qu'allait devenir l'européen, l'homme occidental qui s'est joué lors de la troisième guerre punique). De cette histoire de mercenaires non payés qui menacent Carthage au point que l'issue est indécise (et le restera jusqu'aux deniers chapitres), Flaubert, après un très long séjour sur les lieux puis dans ce qu'on appelait alors l'"Orient" en général, compile les sources avec l'acharnement d'un bénédiction, et planche cinq années pleines, pour environ 300 pages plus une préface, qui sera ôtée par ses soins (deux mois de travail pour cette seule préface) puis ré-aparaîtra à partir de l'édition Conard (ça ne s'invente pas !) de 1909. Pour une préface, Elle est bien étrangement publiée à...la fin, en postface donc, de l'édition Flammarion 2001. Des phrases ciselées, passées au crash-test du "gueuloir", un délicieux vocabulaire (comme le lecteur du XIXème siècle, nous cherchons, vous chercherez un mot par page, et c'est un minimum), une érudition et une volonté du mot rare et juste qui pourrait passer pour de la fatuité, ou de la préciosité, mais qui ne l'est jamais, et l'usage du subjonctif, qui sert la langue plus qu'il ne la décore selon moi, et que le XXème a eu grand tort de fossoyer. Tout cela concoure à l'exotisme de l'ouvrage, exotisme qui n'a pas pris une ride. Un rythme assez trépidant (Flaubert est dans la recherche permanente de l'effet d'intensité dans ces pages). L'ensemble est historiquement parlant plausible à l'époque de mise sous presse. Même si un critique, au moins aussi acharné que l'auteur, y trouve à redire. C'est toute la volonté de Flaubert, qui veut son roman possible. Mais pas que. Exactement, comme il le dit à Louise Colet dans une lettre du 6 avril 1853, donc antérieure au tout premier projet, initial, de Salammbô, il veut "l'extraordinaire, le fantastique, la hurlade métaphysique, mythologique".Ce que percevra bien Philippe Druillet dans sa version BD de Salammbô (je n'aime pas, mais c'est une autre histoire ). En plus de cela, il gagne à dépeindre des moeurs rapportés à une antiquité peu connue, une grande liberté vis-à-vis de l'opinion en général (et de la censure). Sa poétique de la violence, sa poétique du cru et de la cruauté, les moeurs sensuelles ou sexuelles, les sacrifices d'enfants, ses descriptions gore ad libinum (ou ad nauseam), tout ces épandages d'hémoglobine contés avec des raffinements de détail dignes du voyeur le plus complaisant. Suite et quelques extraits demain. Après ce que j'ai dit sur Druillet, je vous dois bien quelques images sur Salammbô vu par divers artistes: Salammbô | |
| | | eXPie Abeille bibliophile
Messages : 15620 Inscription le : 22/11/2007 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Lun 23 Sep 2013 - 7:12 | |
| Merci pour ce commentaire, Sigismond, qui donne envie de relire Salammbô ! Flaubert était vraiment un dingue de la documentation... J'aime bien, aussi : deux mois pour la préface enlevée | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Mer 25 Sep 2013 - 12:16 | |
| - eXPie a écrit:
- J'aime bien, aussi : deux mois pour la préface enlevée
C'est de l'acharnement ! et merci pour ce beau commentaire qui me donnerait presque envie de lire ce roman... sachant que, a priori, c'est celui de Flaubert qui m'attire le moins. | |
| | | jack-hubert bukowski Zen littéraire
Messages : 5257 Inscription le : 24/02/2008 Age : 43
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Jeu 26 Sep 2013 - 8:01 | |
| Pourtant, je vous conseille de lire ce roman. Je sais bien que j'ai un parti-pris dès qu'on aborde un pan plus historico-politique en littérature, mais Flaubert y a écrit un de ses meilleurs romans. S'il est mieux connu pour d'autres romans, cet étrange opus de son oeuvre vaut un détour, n'est-ce que pour comprendre le style flaubertien et à quel point il est méticuleux. | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Jeu 26 Sep 2013 - 15:24 | |
| - Sigismond a écrit:
- Suite et quelques extraits demain.
L'auto-quote, c'est mal . Suite à quelques soucis beaucoup plus à leur place sur le fil "vie de merde" que sur celui-ci, qui m'accaparent cette semaine et dont on peut pronostiquer qu'ils me retiendront jusqu'au milieu de la semaine prochaine, je diffère la suite et les extraits. Partie remise, pas abandonnée ! | |
| | | Marko Faune frénéclectique
Messages : 17930 Inscription le : 23/08/2008 Age : 56 Localisation : Lille
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Jeu 26 Sep 2013 - 18:02 | |
| - Sigismond a écrit:
- Ce roman se situe, dans la chronologie, après Madame Bovary, dont la couleur est le gris, tandis que Salammbô serait pourpre et noir.
Je comprends que cette phrase est à percevoir dans un sens atmosphérique mais ce qui m'a justement frappé dans Madame Bovary (il faut que je me décide à faire mon post!) c'est bien la forte densité des textures et des couleurs. Que ce soit les étoffes, les objets, les habitations... il y a quelque chose de très pictural comme des tableaux de Courbet ou de Gérôme par exemple si on se situe à la même époque. L'écriture de Flaubert est extrêmement élégante en même temps qu'ironique. Je disais que Loti écrivait comme un peintre impressionniste lorsqu'il décrivait l'Islande ou Ankgor, tandis que Flaubert utilise un univers graphique qui fait le lien entre le romantisme et le réalisme. Il y a une forte présence du lieu et des personnages dans l'espace comme dans des tableaux. En tout cas c'est ce que j'ai ressenti en lisant Madame Bovary comme précédemment avec Maupassant avec "Une vie" où chaque environnement successif était un état d'âme. | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 28 Sep 2013 - 7:30 | |
| - eXPie a écrit:
- J'aime bien, aussi : deux mois pour la préface enlevée
En même temps c'est cohérent avec la perspective artistique que Flaubert prône, ainsi, dans deux lettres (1853 & 1854) à L Colet, il affirme (il a dû se faire quelques "amis" avec la deuxième affirmation !): - Flaubert, lettres à L Colet a écrit:
- "l'Art est une représentation, nous ne devons penser qu'à représenter", et surtout il condamne avec fermeté les jugements d'auteur: "la conclusion, la plupart du temps, me semble un acte de bêtise".
A noter que Mâtho et Salammbô sont un peu des "malgré eux" qui se trouvent aux rôles-clefs, cruciaux, de l'action du roman. A la différence de Spendius, qui surmonte sa pleutrerie et aiguillonne son ambition à coup de revanche sur le sort. A la différence d'Autharite, chef de bande militaire à figure classique. A la différence de Narr'Havas, le félon-calculateur-ambitieux. Tous ceux-ci jouent leur intérêt dans ces batailles. Salammbô et Mâtho, pas du tout. Ce sont les instruments du destin, formule peu heureuse à laquelle je préfère "les instrumentalisés par les situations irréversibles en opposition". Ou à la différence, c'est sans doute encore plus criant, des Suffètes: Hannon -portraitisé, c'est très réussi, en cupide assoiffé et pourrissant, et Hamilcar, le père de Salammbô, dans lequel je me plais à voir le général tant militaire que d'entreprise, et au fond pas loin d'une incarnation d'un type -réussi aussi- de surhomme nietzschéen. C'est anecdotique, mais la victoire est donnée par un piège, "le défilé de la hache", qui, à titre personnel, me semble être de la plus haute invraisemblance. J'ai beau me représenter la situation à grands renforts d'imagination, ça ne tient pas debout. Mais passons sur la vraisemblance, l'important est la symbolique ! C'est aussi une victoire de Moloch sur Tanit, du Dieu ravageur, du mal, sur le Dieu de la fécondité et de l'apaisement. Salammbô est une mystique, en quelque sorte une prêtresse du culte de Tanit. La symbolique de cette victoire définitive de Moloch, qui "donne" la victoire à Carthage, est très nette. Là est la vraie moralité de l'histoire contée. A partir du moment où, dans le roman, Schahabarim le grand-prêtre eunuque de Tanit, qui figure l'érudition, la sagesse, la curiosité intellectuelle (et qui est aussi le directeur de conscience de Salammbô) doute, de plus en plus définitivement, de Tanit et finit par rallier le culte de Moloch, le lecteur a compris... - Extraits:
- chapitre X le serpent a écrit:
- Vers la douzième heure, elle aperçut au fond des sycomores un vieillard aveugle, la main appuyée sur l'épaule d'un enfant qui marchait devant lui, et de l'autre il portait contre sa hanche une espèce de cithare en bois noir. Les eunuques, les esclaves, les femmes avaient été scrupuleusement éloignés : aucun ne pouvait savoir le mystère qui se préparait.
Taanach alluma dans les angles de l'appartement quatre trépieds pleins de strobus et de cardamone ; puis elle déploya de grandes tapisseries babyloniennes et elle les tendit sur des cordes, tout autour de la chambre : car Salammbô ne voulait pas être vue, même par les murailles. Le joueur de kinnor se tenait accroupi derrière la porte, et le jeune garçon, debout, appliquait contre ses lèvres une flûte de roseau. Au loin la clameur des rues s'affaiblissait, des ombres violettes s'allongeaient devant le péristyle des temples, et, de l'autre côté du golfe, les bases des montagnes, les champs d'oliviers et les vagues terrains jaunes, ondulant indéfiniment, se confondaient dans une vapeur bleuâtre ; on n'entendait aucun bruit, un accablement indicible pesait dans l'air.
Salammbô s'accroupit sur la marche d'onyx, au bord du bassin ; elle releva ses larges manches qu'elle attacha derrière ses épaules, et elle commença ses ablutions, méthodiquement, d'après les rites sacrés.
Enfin Taanach lui apporta, dans une fiole d'albâtre, quelque chose de liquide et de coagulé ; c'était le sang d'un chien noir, égorgé par des femmes stériles, une nuit d'hiver, dans les décombres d'un sépulcre. Elle s'en frotta les oreilles, les talons, le pouce de la main droite, et même son ongle resta un peu rouge, comme si elle eût écrasé un fruit.
La lune se leva ; alors la cithare et la flûte, toutes les deux à la fois, se mirent à jouer.
Salammbô défit ses pendants d'oreilles, son collier, ses bracelets, sa longue simarre blanche ; elle dénoua le bandeau de ses cheveux, et pendant quelques minutes elle les secoua sur ses épaules, doucement, pour se rafraîchir en les éparpillant. La musique au-dehors continuait ; c'étaient trois notes, toujours les mêmes, précipitées, furieuses ; les cordes grinçaient, la flûte ronflait ; Taanach marquait la cadence en frappant dans ses mains ; Salammbô, avec un balancement de tout son corps, psalmodiait des prières, et ses vêtements, les uns après les autres, tombaient autour d'elle.
La lourde tapisserie trembla, et par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit lentement, comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit ; et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
L'horreur du froid ou une pudeur, peut-être, la fit d'abord hésiter. Mais elle se rappela les ordres de Schahabarim, elle s'avança ; le python se rabattit et lui posant sur la nuque le milieu de son corps, il laissait pendre sa tête et sa queue, comme un collier rompu dont les deux bouts traînent jusqu'à terre. Salammbô l'entoura autour de ses flancs, sous ses bras, entre ses genoux ; puis le prenant à la mâchoire, elle approcha cette petite gueule triangulaire jusqu'au bord de ses dents, et, en fermant à demi les yeux, elle se renversait sous les rayons de la lune. La blanche lumière semblait l'envelopper d'un brouillard d'argent, la forme de ses pas humides brillait sur les dalles, des étoiles palpitaient dans la profondeur de l'eau ; il serrait contre elle ses noirs anneaux tigrés de plaques d'or. Salammbô haletait sous ce poids trop lourd, ses reins pliaient, elle se sentait mourir ; et du bout de sa queue il lui battait la cuisse tout doucement ; puis la musique se taisant, il retomba.
Taanach revint près d'elle ; et quand elle eut disposé deux candélabres dont les lumières brûlaient dans les boules de cristal pleines d'eau, elle teignit de lausonia l'intérieur de ses mains, passa du vermillon sur ses joues, de l'antimoine au bord de ses paupières, et allongea ses sourcils avec un mélange de gomme, de musc, d'ébène et de pattes de mouches écrasées.
Salammbô, assise dans une chaise à montants d'ivoire, s'abandonnait aux soins de l'esclave. Mais ces attouchements, l'odeur des aromates et les jeûnes qu'elle avait subis, l'énervaient. Elle devint si pâle que Taanach s'arrêta. - chapitre XII l'aqueduc a écrit:
- On reconnaissait la forme des camps à leurs palissades inclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur l'emplacement des Libyens ; le sol bouleversé avait des ondulations comme la mer, et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient de vagues navires à demi perdus dans les écueils. Des cuirasses, des fourches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d'airain, du blé, de la paille et des vêtements s'éparpillaient au milieu des cadavres ; çà et là quelque phalarique prête à s'éteindre brûlait contre un monceau de bagages ; la terre, en de certains endroits, disparaissait sous les boucliers ; des charognes de chevaux se suivaient comme une série de monticules ; on apercevait des jambes, des sandales, des bras, des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques, maintenues par la mentonnière et qui roulaient comme des boules ; des chevelures pendaient aux épines ; dans des mares de sang, des éléphants, les entrailles ouvertes, râlaient couchés avec leurs tours ; on marchait sur des choses gluantes et il y avait des flaques de boue, bien que la pluie n'eût pas tombé.
Cette confusion de cadavres occupait, du haut en bas, la montagne tout entière.
Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts. Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et ne parlaient pas.
Au bout d'une longue prairie, le lac d'Hippo-Zaryte resplendissait sous le soleil couchant. A droite, de blanches maisons agglomérées dépassaient une ceinture de murailles ; puis la mer s'étalait, indéfiniment ; - et, le menton dans la main, les Barbares soupiraient en songeant à leurs patries. Un nuage de poudre grise retombait.
Le vent du soir souffla ; alors toutes les poitrines se dilatèrent ; et, à mesure que la fraîcheur augmentait, on pouvait voir la vermine abandonner les morts qui se refroidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet des grosses pierres, des corbeaux immobiles restaient tournés vers les agonisants.
Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de ces bêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucement au milieu des Barbares. D'abord ils léchèrent les caillots de sang sur les moignons encore tièdes ; et bientôt ils se mirent à dévorer les cadavres, en les entamant par le ventre.
Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des ombres ; les femmes aussi se hasardèrent à revenir, car il en restait encore, chez les Libyens surtout, malgré le massacre effroyable que les Numides en avaient fait.
Quelques-uns prirent des bouts de corde qu'ils allumèrent pour servir de flambeaux. D'autres tenaient des piques entrecroisées. On plaçait dessus les cadavres et on les transportait à l'écart.
Ils se trouvaient étendus par longues lignes, sur le dos, la bouche ouverte, avec leurs lances auprès d'eux ; ou bien ils s'entassaient pêle-mêle, et souvent, pour découvrir ceux qui manquaient, il fallait creuser tout un monceau. Puis on promenait la torche sur leur visage, lentement. Des armes hideuses leur avaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leur pendaient du front ; ils étaient tailladés en morceaux, écrasés jusqu'à la moelle, bleuis sous des strangulations, ou largement fendus par l'ivoire des éléphants. Bien qu'ils fussent morts presque en même temps, des différences existaient dans leur corruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d'une bouffissure livide, tandis que les Africains, plus nerveux, avaient l'air enfumés, et déjà se desséchaient. On reconnaissait les Mercenaires aux tatouages de leurs mains : les vieux soldats d'Antiochus portaient un épervier ; ceux qui avaient servi en Egypte, la tête d'un cynocéphale ; chez les princes de l'Asie, une hache, une grenade, un marteau ; dans les Républiques grecques, le profil d'une citadelle ou le nom d'un archonte ; et on en voyait dont les bras étaient couverts entièrement par ces symboles multipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessures nouvelles.
Pour les hommes de race latine, les Samnites, les Etrusques, les Campaniens et les Brutiens, on établit quatre grands bûchers.
Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de boeufs, et les Garamantes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots.
Des vociférations s'élevaient, suivies d'un long silence. C'était pour forcer les âmes à revenir. Puis la clameur reprenait, à intervalles réguliers, obstinément.
On s'excusait près des morts de ne pouvoir les honorer comme le prescrivaient les rites : car ils allaient, par cette privation, circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes sortes de hasards et de métamorphoses : on les interpellait, on leur demandait ce qu'ils désiraient ; d'autres les accablaient d'injures pour s'être laissé vaincre.
La lueur des grands bûchers apparaissait les figures exsangues, renversées de place en place sur les débris d'armures : et les larmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient plus aigus, ; les reconnaissances et les étreintes plus frénétiques. Des femmes s'étalaient sur les cadavres, bouche contre bouche, front contre front : il fallait les battre pour qu'elles se retirassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient les joues ; ils se coupaient les cheveux ; ils se tiraient du sang et le versaient dans les fosses ; ils se faisaient des entailles à l'imitation des blessures qui défiguraient les morts. Des rugissements éclataient à travers le tapage des cymbales. Quelques-uns arrachaient leurs amulettes, crachaient dessus. Les moribonds se roulaient dans la boue sanglante en mordant de rage leurs poings mutilés ; et quarante-trois Samnites, tout un printemps sacré, s'entr'égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôt le bois manqua pour les bûchers, les flammes s'éteignirent, toutes les places étaient prises ; - et, las d'avoir crié, affaiblis, chancelants, ils s'endormirent auprès de leurs frères morts, ceux qui tenaient à vivre pleins d'inquiétudes, et les autres désirant ne pas se réveiller.
Aux blancheurs de l'aube, il parut sur les limites des Barbares des soldats qui défilaient avec des casques levés au bout des piques ; en saluant les Mercenaires, ils leur demandaient s'ils n'avaient rien à faire dire dans leurs patries.
D'autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurent quelques-uns de leurs anciens compagnons.
Le Suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans ses troupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé ; et, bien résolu à ne point les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil, il les avait renvoyés, en leur ordonnant de ne plus combattre Carthage. Quant à ceux que la peur des supplices rendait dociles, on leur avait distribué les armes de l'ennemi ; et maintenant ils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par un mouvement d'orgueil et de curiosité.
D'abord ils racontèrent les bons traitements du Suffète ; les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu'ils les méprisassent. Puis, aux premières paroles de reproche, les lâches s'emportèrent ; de loin ils leur montraient leurs propres épées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des injures à venir les prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux ; tous s'enfuirent ; et l'on ne vit plus au sommet de la montagne que les pointes des lances dépassant le bord des palissades.
Alors une douleur, plus lourde que l'humiliation de la défaite, accabla les Barbares. Ils songeaient à l'inanité de leur courage. Ils restaient les yeux fixes en grinçant des dents.
La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur les prisonniers carthaginois. Les soldats du Suffète, par hasard, n'avaient pu les découvrir, et comme il s'était retiré du champ de bataille, ils se trouvaient encore dans la fosse profonde.
On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinelles firent un cercle autour d'eux, et on laissa les femmes entrer, par trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu'on leur donnait, elles couraient de l'un à l'autre, incertaines, palpitantes ; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent des linges ; en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles ; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite, et ils les suppliciaient depuis les pieds, qu'ils coupaient aux chevilles, jusqu'au front, dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les Mangeurs-de-choses-immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, du vinaigre, des éclats de poterie : d'autres attendaient derrière eux ; le sang coulait et ils se réjouissaient comme font les vendangeurs autour des cuves fumantes.
Cependant Mâtho était assis par terre, à la place même où il se trouvait quand la bataille avait fini, les coudes sur les genoux, les tempes dans les mains ; il ne voyait rien, n'entendait rien, ne pensait plus.
Aux hurlements de joie que la foule poussait, il releva la tête. Devant lui, un lambeau de toile accroché à une perche, et qui traînait par le bas, abritait confusément des corbeilles, des tapis, une peau de lion. Il reconnut sa tente ; et ses yeux s'attachaient contre le sol comme si la fille d'Hamilcar, en disparaissant, se fût enfoncée sous la terre.
La toile déchirée battait au vent ; quelquefois ses longues bribes lui passaient devant la bouche, et il aperçut une marque rouge, pareille à l'empreinte d'une main. C'était la main de Narr'Havas, le signe de leur alliance. Alors Mâtho se leva. Il prit un tison qui fumait encore, et il le jeta sur les débris de sa tente, dédaigneusement. Puis, du bout de son cothurne, il repoussait vers la flamme des choses qui débordaient, pour que rien n'en subsistât. - chapitre XIII Moloch a écrit:
- Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.
On abattit dans le temple de Moloch un pan de mur pour en tirer le dieu d'airain, sans toucher aux cendres de l'autel. Puis, dès que le soleil se montra, les hiérodoules le poussèrent vers la place de Khamon.
Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; ses épaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loin qu'ils l'apercevaient, les Carthaginois s'enfuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impunément le Baal que dans l'exercice de sa colère.
Une senteur d'aromates se répandit par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s'ouvrir ; il en sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que des pontifes portaient. De gros panaches de plumes se balançaient à leurs angles, et des rayons s'échappaient de leurs faîtes aigus, terminés par des boules de cristal, d'or, d'argent ou de cuivre.
C'étaient les Baalim chananéens, dédoublements du Baal suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s'humilier devant sa force et s'anéantir devant sa splendeur.
Le pavillon de Melkarth, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole ; sur celui de Khamon, couleur d'hyacinthe, se dressait un phallus d'ivoire, bordé d'un cercle de pierreries ; entre les rideaux d'Eschmoûn, bleus comme l'éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue ; et les Dieux-Patæques, tenus dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.
Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité : Baal-Samin, dieu des espaces célestes ; Baal-Peor, dieu des monts sacrés ; Baal-Zeboub, dieu de la corruption et ceux des pays voisins et des races congénères ; l'Iarbal de la Libye, l'Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires, et le cadavre de Tammouz était traîné au milieu d'un catafalque, entre des flambeaux et des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement coloriées ; et tous s'y trouvaient, depuis le noir Nebo, génie de Mercure, jusqu'au hideux Rahab, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, pierres tombées de la lune, tournaient dans des frondes en fils d'argent ; de petits pains, reproduisant le sexe d'une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Cérès ; d'autres amenaient leurs fétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliées reparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mystiques, comme si Carthage eût voulu se recueillir tout entière dans une pensée de mort et de désolation.
Devant chacun des tabernacles, un homme tenait en équilibre, sur sa tête, un large vase où fumait de l'encens. Des nuages çà et là planaient, et l'on distinguait, dans ces grosses vapeurs, les tentures, les pendeloques et les broderies des pavillons sacrés. Ils avançaient lentement, à cause de leur poids énorme. L'essieu des chars quelquefois s'accrochait dans les rues, alors les dévots profitaient de l'occasion pour toucher les Baalim avec leurs vêtements, qu'ils gardaient ensuite comme des choses saintes.
La statue d'airain continuait à s'avancer vers la place de Khamon. Les Riches, portant des sceptres à pomme d'émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Anciens, coiffés de diadèmes, s'étaient assemblés dans Kinisdo, et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots et la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigeaient vers les tabernacles qui descendaient de l'Acropole, entre les collèges des pontifes.
Par déférence pour Moloch, ils s'étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides. Des diamants étincelaient sur les vêtements noirs, mais les anneaux trop larges tombaient des mains amaigries, - et rien n'était lugubre comme cette foule silencieuse où les pendants d'oreilles battaient contre des faces pâles, où les tiares d'or serraient des fronts crispés par un désespoir atroce.
Enfin le Baal arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.
Les prêtres de Khamon, en robes de laine fauve, s'alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceux d'Eschmoûn, en manteaux de lin, avec des colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues, s'établirent sur les marches de l'Acropole ; les prêtres de Melkarth, en tuniques violettes, prirent pour eux le côté de l'Occident ; les prêtres des Abaddirs, serrés dans des bandes d'étoffes phrygiennes, se placèrent à l'Orient ; et l'on rangea sur le côté du Midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des Patæques et les Yidonim qui, pour connaître l'avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort. Les prêtres de Cérès, habillés de robes bleues, s'étaient arrêtés, prudemment, dans la rue de Satheb, et psalmodiaient à voix basse un thesmophorion en dialecte mégarien.
De temps en temps, il arrivait des files d'hommes complètement nus, les bras écartés et tous se tenant par les épaules. Ils tiraient, des profondeurs de leur poitrine, une intonation rauque et caverneuse ; leurs prunelles, tendues vers le colosse, brillaient dans la poussière, et ils se balançaient le corps à intervalles égaux, tous à la fois, comme ébranlés par un seul mouvement. Ils étaient si furieux que, pour établir l'ordre, les hiérodoules, à coups de bâton, les firent se coucher sur le ventre, la face posée contre les treillages d'airain.
Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanche s'avança. Il perça lentement la foule et l'on reconnut un prêtre de Tanit, - le grand-prêtre Schahabarim. Des huées s'élevèrent, car la tyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l'on n'avait pas remarqué l'absence de ses pontifes. Mais l'ébahissement redoubla quand on l'aperçut ouvrant dans les treillages une des portes destinées à ceux qui entreraient pour offrir les victimes. C'était, croyaient les prêtres de Moloch, un outrage qu'il venait faire à leur dieu ; avec de grands gestes, ils essayaient de le repousser. Nourris par les viandes des holocaustes, vêtus de pourpre comme des rois et portant des couronnes à triple étage, ils conspuaient ce pâle eunuque exténué de macérations, et des rires de colère secouaient sur leur poitrine leur barbe noire étalée en soleil.
Schahabarim, sans répondre, continuait à marcher ; et, traversant pas à pas toute l'enceinte, il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les deux bras, ce qui était une formule solennelle d'adoration. Depuis trop longtemps, la Rabbet le torturait ; et, par désespoir, ou peut-être à défaut d'un dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.
La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une divinité clémente.
Mais Schahabarim, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Baal. Les hommes en manteaux rouges l'exclurent de l'enceinte ; puis, quand il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s'écartait à son approche.
Cependant, un feu d'aloès, de cèdre et de laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaient comme de la sueur sur ses membres d'airain. Autour de la dalle ronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles noirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras démesurément longs abaissaient leurs paumes jusqu'à eux, comme pour saisir cette couronne et l'emporter dans le ciel.
Les Riches, les Anciens, les femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Les grandes étoiles peintes ne tournaient plus : les tabernacles étaient posés par terre ; et les fumées des encensoirs montaient perpendiculairement, telles que des arbres gigantesques étalant au milieu de l'azur leurs rameaux bleuâtres.
Plusieurs s'évanouirent ; d'autres devenaient inertes et pétrifiés dans leur extase. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une s'éteignaient ; - et le peuple de Carthage haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.
Enfin, le grand-prêtre de Moloch passa la main gauche sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche de cheveux qu'il jeta sur les flammes. Alors, les hommes en manteaux rouges entonnèrent l'hymne sacré.
- « Hommage à toi, Soleil ! roi des deux zones, créateur qui s'engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu ! » Et leur voix se perdit dans l'explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes. Les scheminith à huit cordes, les kinnor, qui en avaient dix, et les nebal, qui en avaient douze, grinçaient, sifflaient, tonnaient. Des outres énormes hérissées de tuyaux faisaient un clapotement aigu ; les tambourins, battus à tour de bras, retentissaient de coups sourds et rapides ; et, malgré la fureur des clairons, les salsalim claquaient, comme des ailes de sauterelle.
Les hiérodoules, avec un long crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Baal. Dans le plus haut, on introduisit de la farine ; dans le second, deux tourterelles ; dans le troisième, un singe ; dans le quatrième, un bélier ; dans le cinquième, une brebis ; et, comme on n'avait pas de boeufs pour le sixième, on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.
Avant de rien entreprendre, il était bon d'essayer les bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par-derrière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter, jusqu'à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu ronflait.
Les pontifes de Moloch se promenaient sur la grande dalle, en examinant la multitude.
Il fallait un sacrifice individuel, une oblation toute volontaire et qui était considérée comme entraînant les autres. Mais personne, jusqu'à présent, ne se montrait, et les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides. Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des poinçons et ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l'enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d'horribles ferrailles et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des broches entre les seins ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d'épines sur la tête ; puis ils s'enlacèrent par les bras, et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractait et s'élargissait. Ils arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement tout plein de sang et de cris.
Peu à peu, des gens entrèrent jusqu'au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d'or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle s'enfonça dans l'ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, - et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l'éternité.
Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s'envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d'être reconnus.
Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l'orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s'apercevoir qu'il eut un grand geste d'horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait par terre. De l'autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui. Baissant sa tête chargée d'une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d'or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l'effleurait.
Les bras d'airain allaient plus vite. Ils ne s'arrêtaient plus. Chaque fois que l'on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des boeufs ! » et la multitude à l'entour répétait : « Des boeufs ! des boeufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : « Verse la pluie ! enfante ! »
Les victimes, à peine au bord de l'ouverture, disparaissaient comme une goutte d'eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.
Cependant, l'appétit du Dieu ne s'apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l'année solaire ; mais on en mit d'autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment jusqu'au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors, on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.
Le jour tomba ; des nuages s'amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu'à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.
A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu'il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s'écroulaient sous les hurlements d'épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s'accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et eux ; et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d'instruments quelquefois s'arrêtaient, épuisés ; alors, on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres, les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; et les pères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés.
Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tombées ; et ils les lançaient dans l'air, afin que le sacrifice s'éparpillât sur la ville et jusqu'à la région des étoiles.
- Marko a écrit:
- Sigismond a écrit:
- Ce roman se situe, dans la chronologie, après Madame Bovary, dont la couleur est le gris, tandis que Salammbô serait pourpre et noir.
Je comprends que cette phrase est à percevoir dans un sens atmosphérique mais ce qui m'a justement frappé dans Madame Bovary (il faut que je me décide à faire mon post!) c'est bien la forte densité des textures et des couleurs. Que ce soit les étoffes, les objets, les habitations... il y a quelque chose de très pictural comme des tableaux de Courbet ou de Gérôme par exemple si on se situe à la même époque. L'écriture de Flaubert est extrêmement élégante en même temps qu'ironique. Je disais que Loti écrivait comme un peintre impressionniste lorsqu'il décrivait l'Islande ou Ankgor, tandis que Flaubert utilise un univers graphique qui fait le lien entre le romantisme et le réalisme. Il y a une forte présence du lieu et des personnages dans l'espace comme dans des tableaux. En tout cas c'est ce que j'ai ressenti en lisant Madame Bovary comme précédemment avec Maupassant avec "Une vie" où chaque environnement successif était un état d'âme. Alors je m'explique: Selon les frères Goncourt, Flaubert voulait, dans Salammbô, rendre une "coloration, une nuance". Et "faire quelque chose de pourpre". Tandis qu'il avait donné à Madame Bovary un ton gris, "cette couleur de moisissure d'existence de cloportes". Comme j'ai pris la rocade et tous les raccourcis en traduisant punicae (qui est le terme latin) par pourpre, je profite de ton intervention, Marko, pour préciser: Phoenice, phoenicia et leur traduction latine puniceus) signifient en grec rouge, rouges, ou encore les hommes rouges, et, en grec (très) ancien, ce terme désignerait le meurtre. De fait, le rouge pourpre est la couleur du sang, la couleur de Moloch et même de la tunique de ses prêtres... Flaubert s'en donne à coeur joie, quand nous lisons une description de ciels " aux reflets empourprés", on comprend, on comprend ! | |
| | | jack-hubert bukowski Zen littéraire
Messages : 5257 Inscription le : 24/02/2008 Age : 43
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 28 Sep 2013 - 8:05 | |
| Ouais, en tout cas Flaubert travaille beaucoup le matériau de sa langue. Je ne suis pas si certain que tant de préciosité dans l'usage des mots plaise à quiconque fait l'effort de le lire avec de bonnes intentions... :)
Edit : J'ai modifié quelque peu la conclusion de ma phrase, pour rester dans l'intention originale de ma pensée. Je ne modifie pas le mot «préciosité» ici, car je veux faire la démonstration que parfois, la «préciosité» peut être connotée de façon négative tout autant qu'elle peut parfois être considéré comme positive.
Dernière édition par jack-hubert bukowski le Mar 1 Oct 2013 - 7:52, édité 1 fois | |
| | | eXPie Abeille bibliophile
Messages : 15620 Inscription le : 22/11/2007 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 28 Sep 2013 - 8:55 | |
| Un auteur qui plaît à tout le monde, ça n'existe pas.
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| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 28 Sep 2013 - 12:07 | |
| - eXPie a écrit:
- Un auteur qui plaît à tout le monde, ça n'existe pas.
et on s'en réjouit, faire l'unanimité, quelle pauvreté, à ne souhaiter qu'à son pire ennemi ! - jack-hubert bukowski a écrit:
- Je ne suis pas si certain que tant de préciosité dans l'usage des mots plaise à quelques personnes par ici
Nous avons un léger point de divergence, à ce qu'il semble, sans jouer sur les mots: pour ma part j'y vois du raffinement et non de la préciosité, le mot rare et juste confine à la quête obsessionnelle chez Flaubert, et sert ses phrases si bien balancées. Il ne me semble pas que cet auteur, qui a soin d'amasser une documentation d'une ampleur considérable avant de se risquer à l'écriture, cherche le mot peu usité en potiche décorative de son paragraphe. Tout au contraire, celui-ci sert la justesse du propos, et il découle de la documentation; pour rester dans les extraits postés ce matin, ça ne m'a pas dérangé de me reporter à la note, ou à défaut à un dictionnaire ou à un moteur de recherches web pour, par exemple: Le joueur de kinnor, sa longue simarre blanche, quelque phalarique , du bout de son cothurne, etc... En fait, si vous me permettez de caricaturer un peu , plus ça va moins je supporte les auteurs qui écrivent comme parle le journal télévisé, un point tous les quatre mots et jusqu'à cinq phrases par ligne. Deux cent cinquante mots de vocabulaire parfois teinté de néologismes jargonnants, la conjugaison réduite au présent, au futur simple, à l'imparfait et au passé composé. La littérature, ne l'appauvrissons en la cantonnant au style journalistique basique et au français pour notes de service ! | |
| | | Sullien Sage de la littérature
Messages : 1591 Inscription le : 23/10/2012
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 28 Sep 2013 - 12:43 | |
| Superbe commentaire ! Et très bel hommage à Flaubert ! | |
| | | Sekotyn Envolée postale
Messages : 244 Inscription le : 13/08/2013 Localisation : Entre Rhône et Alpes
| Sujet: Re: Gustave Flaubert Sam 28 Sep 2013 - 13:01 | |
| - Sigismond a écrit:
[...] plus ça va moins je supporte les auteurs qui écrivent comme parle le journal télévisé, un point tous les quatre mots et jusqu'à cinq phrases par ligne. Deux cent cinquante mots de vocabulaire parfois teinté de néologismes jargonnants, la conjugaison réduite au présent, au futur simple, à l'imparfait et au passé composé. ! Bravo Sigismond. | |
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