Charles Ferdinand Ramuz [Suisse]

Derborence

j'ajoute ma petite pierre à la construction impressionnante de ce fil (avec une pensée toute particulière pour Rivela). Et des pierres, il en est question dans Derborence, puisque la montagne est tombée sur la tête des Vaudois ! Le diable en jouant a fait culbuter la montagne sur les bergers (et puisque darkanny dans son commentaire évoquait Brel, il faut écouter Les Bergers du même qui est une pure merveille). Dans ce livre, il y a le silence, le silence et le grondement de la montagne, cette atmosphère-là, unique, avec un torrent, des fontaines, les brumes, le ciel et le soleil. On sent l'humidité de la combe de Derborence qui saisit les os, on sent le poids de cette vie-là, une vie de solitaire, de communauté rurale, d'un village qui se vide de ses hommes partis aux alpages et les fait réapparaitre comme des fantômes. Quelle belle manière, Ramuz a pour dire l'air, l'eau, les hommes.
Et quelle langue bien travaillée, bien piquetée, un peu rugueuse dans la répétition, un peu âpre comme un vieux tabac, un verre de gnôle, une barbe de trois jours. Une langue qui dessine la montagne à coup de pierres, des pierres sur des pierres sur des pierres et qu'est-ce que c'est d'autre la montagne, cette montagne qui tombe sur les hommes sinon un amas de pierres qui tient prisonnier, qui rend fou, qui jette dans l'abîme ? Et puis l'amour, celui qui est prêt à prendre les armes, à suivre jusqu'au bout du monde quand ce dernier est un col, le haut d'un pic, un long escarpement et l'amour donc, qui ne se dit pas mais qui se prouve.
Comme elle est belle et dangereuse cette histoire de montagne, comme elle cogne le coeur et fait crisser les ongles, comme elle emporte aussi. Une écriture unique, crémeuse, authentique et qui fait des copeaux, on dirait du fromage, de la tête de moine par exemple, pour le côté rustique de l'appareillage et la finesse suréaliste de la girolle...

En voilà un beau commentaire qui tourne un peu autour tout en exprimant l'essentiel, l'émotion particulière.

Vie de Samuel Belet

Un peu étrange voire hybride. Sans doute parce que c'est le cheminement d'un personnage, un parcours initiatique entre les grands thèmes de l'auteur et des échos biographiques et aussi un roman d'époque qui aurait des accents naturalistes. C'est comme, et peut-être à dessein, toutes les pièces de l'écriture ne tombaient pas tout de suite en place, ce n'est que petit à petit que ça vient, que l'ampleur gagne. C'est aussi une vie qui précède celle de Ramuz d'une ou deux générations. Samuel Belet est modeste, saisonnier, pas loin d'être chemineau. Orphelin à l'adolescence la fin de son premier amour marque la fin de ses rêves de réussite sociale, une réussite simple mais un changement de condition. Et avec un détour par Paris, c'est comme une histoire qui persiste et se répète, un grand empêchement pour utiliser un mot qui serait à sa place dans le vocable. L'éducation régulière ne le sauve pas, l'argent ne le sauve pas, le travail ne le sauve pas, l'amour ne le sauve pas encore, la religion ne le sauve pas (malgré les évocations complexe que l'on retrouve évidemment et surtout à la fin). Dans le même temps c'est l'ailleurs qui ne le sauve pas non plus, la politique qui ne résout pas le problème du cœur des hommes ... c'est un grand parcours d'obstacle avec quelques apaisements lumineux et de grands étourdissements souvent associés à l'abus de boisson.

Au fil de cette histoire éprouvante et triste (et il s'en excuse) à la tonalité souvent plombée (une esquisse de rapport au pays là-dessus, à moins que ma lecture ne soit trop influencée par celle de Chessex) c'est l'écrivain qui dégage son mobile de la vie et de l'espace littéraire. C'est un peu beauty is in the eye of the beerholder. La réponse à la peine et à la condition humaine passe par l'homme et son regard et son expression... particulière dans sa forme et son attention aux gens et aux choses. Petites gens, petits destins particuliers au combien universels, grande écriture fruste et précise dans laquelle tout est vivant et peut devenir une source d'espoir, de réconfort ou d'un contentement de l'âme. Le point de départ reste explicitement affectif si on veut, absolument simple avant de passer par de nombreux stades finement rendus du désarroi et du désamour.

C'est une lecture troublante car en plus de son contenu désarment et poussé par l'écriture efficace et puissante pour cet insuccès (comment ne pas s'y voir ou ne pas y voir ses peurs et ses doutes) elle ne donne pas tout de suite la sortie. Même si on sent que derrière ce qui peut ressembler (un peu) à du misérabilisme il se passe quelque chose de différent et surtout avec cette écriture comme en retrait, phénomène sans doute lié à la longueur du texte.

Une belle histoire pour son humanité et pour la capacité de toujours à tout dire à la fois car il y a l'histoire et la manière et dire les deux sont une même action.

Pas le plus facile à aborder pour moi mais une autre lecture marquante qui ne lâche pas.

Je reprends la sorte d'introduction à la deuxième partie qui est donc très explicite mais probablement pas sans malice car c'est certainement lui aussi qu'il interroge par ce procédé.

Citation :

C'est ainsi que je quittai le pays. Et ainsi commencèrent sept nouvelles années de ma vie que je passai, toutes les sept, à l'étranger.
Quand je fais le total de ce qui m'en reste, je vois que ce n'est presque rien. On a vécu, voilà tout. Il y a des gens qui vont dans la vie avec assurance, comme les bergers de la Bible, quand l'étoile brillait au ciel ; pas un de leurs gestes qui ne soit fait à bon escient, pas une de leurs paroles qui ne porte ; ils ont mesuré d'avance le chemin qu'ils ont à parcourir, ils en ont d'avance compté les étapes.
Mais c'est des gens qu'on trouve seulement dans les livres, parce qu'il faut bien flatter le lecteur. Il faut qu'il comprenne tout de suite à qui il a affaire et quelle espèce d'hommes c'est. Il s'agit que les événements, dans les livres, soient comme des chemins qui se coupent à un endroit donné, et il y a des carrefours où tout le monde se retrouve. Il s'agit que vous vous attendiez aux choses qui vont arriver, sans quoi vous vous sentiriez perdus.
Moi, je n'ai pas su où j'allais. Les choses venaient comme elles voulaient, non pas comme j'aurais voulu qu'elles viennent. On a besoin d'abords de pain, c'est seulement à quoi on pense. Et le temps s'en va heure à heure, jour après jour, semaine après semaine : on va toujours, on ne sait pas.
Est-ce qu'on sait jamais, nous autres ? On est pour les gens ceux qui passent. On n'a point de parents, ni d'amis parmi eux ; qu'on soit gais ou bien qu'on soit tristes, ils ne s'en doutent même pas. Alors on se débat, c'est tout ce qu'on peut faire.

Si vous êtes en visite en Suisse, du côté de Pully au bord du lac Léman, passez voir la maison de Ramuz.
En attendant l'article mentionné dans le lien vous permet de visiter en images cette maison rose aux volets verts.

A partir du fil Papini :

animal a écrit:

mmmh... fais un tour sur le fil, oui. je résume quand même rapidement le pourquoi de cette suggestion du jour. tu as l'air intéressée par les écritures "modernes" (Céline par exemple ?) et les auteurs pas forcément dans les clous et pas rebutée par la présence de morale ou de tradition dans le mélange (commentaire de ce soir notamment) et j'ai bien lu (huhu) qu'une des caractéristiques relevées était le mélange de pas dans les clous et de transformation dans le texte de la différence revendiquée et très motivée sans forcément passer par le cynisme féroce ou un humour très noirci. Ce genre de mélange des fois étrange mais très fort et peu porté sur le compromis tu le trouveras chez Ramuz.

Il est fort le Panda. Je suis aussi réfractaire à Ramuz, a priori, sans raison. J'ai pourtant parcouru le fil. C'est la notion de modernité de l'écriture, surtout. Je ne le pressens pas comme ça Ramuz. Et lisant les extraits, je ne la trouve pas. Mais il faudrait probablement que je dépasse tout ça. Parce qu'animal le vend tellement bien...

Oui, fortiche le Panda ! Du coup, j'ai lu vos commentaires sur ce fil et si je devais me laisser séduire par un livre de Ramuz, je pense que ce serait soit par La vie de Samuel Belet soit Si le soleil ne revenait pas.

Comme ça, au feeling... à voir.

je te pousserai plus vers Si le soleil ne revenait pas, plus représentatif de l'image de son style je dirai (et pour l'impression que j'en ai).

pour la modernité, elle est tapie souvent dans l'ombre du rustique très choisi, mis en avant. mais mis en avant comme quoi, et comment (je n'ai pas relu ce que j'ai mis comme extrait de Passage du poète, en forme d'exemple) et face à quoi (en contraste à quel monde) ?

et pour rappeler encore des inspirations, rapprochements, réflexion, remettons le chemin vers le fil Gino Severini. ça ne veut pas dire que c'est pareil mais que l'intensité des courants, la volonté de recherche et d'exercice... se ressemblent sans doute beaucoup (et ressemblent à une direction dans un mouvement d'époque présent aussi dans l’œuvre de façon distincte, exemple parmi d'autres Si le soleil... ).

sur ce... je me remets au boulot.

J' ai beaucoup aimé La Vie de Samuel Belet et La Beauté sur la terre... Le souvenir des autres est flou, mais je retournerai à Ramuz...

Maline a écrit:

Si vous êtes en visite en Suisse, du côté de Pully au bord du lac Léman, passez voir la maison de Ramuz.
En attendant l'article mentionné dans le lien vous permet de visiter en images cette maison rose aux volets verts.

Merci, je ne savais pas qu'elle se trouvait là
J'y passerai à l'occasion.

Coli, toi qui es savoyarde, tu devrais lire...Le garçon savoyard, qui se déroule vers Meillerie. Je n'ai pas mis mes impressions mais ce doit être le Ramuz que je préfère. Une histoire de poursuite de l'absolu et de désillusion, concise mais puissante, combinant questionnement métaphysique et descriptions réalistes d'une petite communauté villageoise des bords du Léman, côté France pour une fois.

C'est drôle comme cette maison m'évoque celle de Monet à Giverny (rose et volets verts de même!). L'intérieur aussi offre des ressemblances...

animal a écrit:

je te pousserai plus vers Si le soleil ne revenait pas, plus représentatif de l'image de son style je dirai (et pour l'impression que j'en ai).

C'est noté...
On verra ce que ça donne

nezumi a écrit:

Coli, toi qui es savoyarde, tu devrais lire...Le garçon savoyard, qui se déroule vers Meillerie.

Oui mais je ne me sens pas attirée par un récit "savoyard". Ma grand-mère m'a assez rodée avec ses récits de villages d'antan. Pas trop envie de lire une redite...

oh, même si le cadre est savoyard, ça n'a rien à voir avec un "roman du terroir" et comme souvent chez Ramuz l'histoire prend une dimension universelle, avec cet homme qui poursuit une chimère...

Enfin, c'est toi qui vois. Tu l'as lu Animal ?

Non je ne l'ai pas lu (non plus celui là). Par contre c'est gravé dans la mémoire maintenant.

nezumi a écrit:

C'est drôle comme cette maison m'évoque celle de Monet à Giverny (rose et volets verts de même!). L'intérieur aussi offre des ressemblances...

C'est vrai, j'y ai pensé immédiatement en voyant la photo....

Maison de Monet à Giverny