Jorge de Sena [Portugal]

Les évènements se précipitent autour de Jorge. Le contexte de la guerre se précise, le bateau au départ duquel il a participé est effectif, et il semble que des Espagnols échapés de prison l'ont rejoint. Les choses prennent une plus mauvaise tournure lorsqu'un cadavre est découvert sur la plage, un cadavre qui ressemble à Ramos l'ami de Jorge et frère de Mercedes. La liaison de Jorge avec cette dernière se complexifie, tout le monde semble au courant, et Mercedes est obligée de partir avec ses parents.
Jorge semble évoluer en profondeur, même si son comportement n'est pas fondamentalement modifié, il mûri.

Citation :

Mais, et je le découvris alors, ce que je détestais était justement ce qui me comblait le plus, ce qui m'attachait à elle, ce qui faisait d'elle la première femme que je connaissais vraiment sans la connaître, et la dernière que je connaîtrais, car aucune autre ne serait pour moi que quelque chose d'elle. C'était cela l'amour. C'était de l'amour. Vraiment de l'amour. Mais- je souris intérieurement-comme c'était difficile et inconfortable! Et surtout, comme c'était, non pas quelque chose qu'on vivait ensemble, mais un hasard! Cela me fit trembler. Nous étions un hasard, nos rencontres se feraient par hasard, notre connaissance et notre expérience l'un de l'autre seraient toujours dues au hasard, seraient toujours une addition incohérente de fragments discontinus.

Il semble prendre conscience que l'amour nécessite un effort de sa part, l'existance d'une autre personne qui n'est pas lui et qui a sa propre vie qui lui échappe en partie.

On comprend aussi mieux cette espèce d'indifférence qu'il affichait jusque là :

Citation :

J'eus un frisson dans le dos en pensant que j'aurais pu moi aussi finir dans un sceau qu'on aurait vidé dans l'égout (comme mes autres frères que mes parents n'avaient pas voulu).

Cette relation froide que ses parents entretiennent avec leur fils et entre eux, ces avortements à répétition pour ne pas avoir d'autres enfants, font que Jorge se protége, et qu'il refuse en quelque sorte de s'engager dans une relation affective avec qui que ce soit.

Il est en fait enfermé dans sa solitude dont il ne sait pas comment sortir. En même temps il semble plus appréhender les enjeux politiques, en opposition aves son cousin qui défend la dictature et la représsion et affirme un comportement moral normatif.

Bien qu’ils se passent encore beaucoup de choses dans cette 4e partie – il y a quand même surtout les réflexions de Jorge qui donnent le ‘ton’ de ces pages. Et comme Arabella le dit – il mûrit.
Et lors d’un entretien avec Luis, un jeune garçon qui lui a été ‘confié’ par le frère de celui-ci, il lui fait la leçon parce qu’il n’a pas assez de connaissances sur la guerre qui vient de déclencher en Espagne, mais il réalise

Citation :

...et moi-même, après avoir énuméré tous ces dangers, je me rendis compte qu’auparavant, je n’avais pas bien pris conscience de leur ampleur.

Il doit se rendre à l’évidence que les moments avec les Espagnols dans la maison de son oncle, les discussions et émissions à la radio ont eu un effet sur lui. Il ne peut plus faire comme si son petit monde était hors de tout cela.


Concernant son amour pour Mercedes.. oui.. il a changé là aussi. Mais d’un autre côté je pense qu’une phrase le « trahit » quand même

Citation :

Tandis que je dormais, en un repos qui libérait ma conscience…

Il sait à ce moment que Mercedes va partir avec ces parents et que leur histoire d’amour va avoir une fin.
Je pense qu’il aimerait qu’elle reste auprès de lui – mais tant que tous les deux sont encore dépendant de leurs parents – il est quand même aussi soulagé que cette aventure se termine ainsi.

Citation :

Mais maintenant, même si on ne brandissait pas les armes, même si la politique ne se définissait pas, il ne s’agissait plus d’un séisme lointain, mais d’une guerre civile qui avait fait éclater de haut en bas ce monde aussi faussement calme que l’après-midi qui m’entourait.

Attendons la 5e et dernière partie pour voir comment Jorge va se prendre avec toutes ses nouvelles réalités dans sa vie.

Jorge rentre à Lisbonne avec Luis qui veut s'engager dans la marine marchande, et qui s'est énormement attaché à Jorge. La situation politique se dégrade, le Portugal s'engageant de plus en plus dans la voie d'une dictature militaire, avec des mouvements de manipulation de masses pour donner des apparences d'un soutien populaire à la chose. Jorge se sent de moins en moins à sa place dans sa famille et dans son pays, et se refugie dans la poésie, à sa grande surprise d'ailleurs.

Très belle dernière partie, dans laquelle notre héros prend conscience de lui-même, et de ce qui va sans doute fonder sa vie future. Il juge les opinions politiques de ses parents et plus largement de son milieu social, et nous fait toucher du doigt la violence inhérente à ce type de fonctionnement. Tout cela tout en finesse, sans long discours moralisateurs, mais en nous montrant les petites choses quotidiennes, comme ce jeune garçon cireur de chaussures, dont la vie est parfaitement insupportable, et tellement différente de celle que Jorge et ses semblables ont pu connaître. On sent Jorge revolté et écoeuré, en décallage de plus grand avec son milieu. Et même sa relation aux femmes change, preuve à quelle point elle est était conditionnée culturellement. Alors qu'il lui paraissait parfaitement normale et sain d'aller payer des prostiuées ou d'avoir à sa disposition les bonnes, il commence à porter là aussi un jugement différent, à voir l'aspect sordide de ce type de relations, et aussi de commencer à voir dans les bonnes des personnes qui peuvent aussi avoir des droits.

Et en voyant de près les relations familiales à l'intérieur de sa famille, on comrend à la fois pourquoi l'engagement dans le mariage lui paraissait insupportable, et aussi pourquoi il avait tellement de mal à s'engager dans une relation authentique avec qui que ce soit, préférant se protéger et éviter un véritable échange. Et même s'il arrive plus facilement à reconnaître l'attachement qu'il ressent pour telle ou telle personne (Luis ou Mercedes) on réalise avec lui qu'il sera toujours un solitaire, qui a été en quelque sorte privé dans son jeune âge de la facililté à éprouver des sentiments pour autrui. Mais aussi la poésie sera sa modalité de dire les choses qu'il ne pourra peut être pas dire autrement, et que la sensibilté qu'il refoule pourra trouver là un moyene d'expression.

J'ai été très heureuse de découvrir ce livre complexe et riche, je pense d'ailleurs que c'est un livre qu'il faut sans doute relire pour bien s'en imprégner. Une jolie découverte que je n'aurais pas faite sans le thème, ce qui aurait été dommage.

Tout comme Arabella je sors de cette lecture avec le sentiment d’avoir fait une belle découverte.
Je connaissais cet auteur grâces à ses nouvelles, mais cela fait tant d’années que son roman était sur ma PAL.
Le dernier chapitre me « réconcilie » en effet avec notre héros Jorge – il prend non seulement conscience de lui-même, mais il est prêt à prendre ses responsabilités et commence à regarder autour de lui. Fini les années à s’amuser de faire du nombrilisme.

Et je dirais qu’il n’y a pas de doute que le Jorge narrateur est en grande partie le Jorge auteur – surtout que ce dernier est connu plus pour ses poèmes que pour ses autres écrits – et voici donc notre protagoniste qui découvre une voix en lui qui lui « dicte » des poèmes.. en quelque sorte il est ‘sauvé’ par l’écriture et il va trouver son chemin dans la vie..

La seule chose que j’aurais à remarquer – à mon avis le premier chapitre ne « colle » pas avec les autres parties du roman. S’il a eu voulu nous introduire Jorge dans son environnement habituel à Lisbonne avant son voyage vers son oncle, d’accord – mais ses deux amis sont plus au centre de l’attention que lui-même – mais par après ils ne sont plus important pour le roman.. donc..
Mais là je pense qu’il a voulu introduire un détail de sa biographie – l’ami Ramon Puigmal à qui il donne l’envie de faire une carrière auprès de la marine – et bien, c’est Jorge de Sena qui a eu cet envie (je viens de relire une note biographique de lui) mais on ne l’a pas admis. Donc, probablement dû à ce fait nous lui devons ce roman.. donc..

Le Physicien prodigieux (O fisico prodigioso, 1966, traduit du portugais en 1985 par Michelle Giudicelli). Editions Métailié,124 pages. Postface de Luciana Stegagno Picchio.

Citation :

"Le Diable de Jorge de Sena participe également de cette réhabilitation aristocratique. Chez lui encore, nous sommes dans une tradition savante qui s'étend de la démonologie augustinienne avec son Diable à la sexualité déviée, incube et succube, jusqu'à sa récupération par tout un courant de sorcellerie ibérique et de satanisme médiéval qui rejoint, presque sans solution de continuité, au courant baroque de la chasse aux sorcières ; mais nulle trace ici du souffle humain sous l'arc en plein cintre de la rationalité de la Renaissance." (postface, pages 120-121).

Nous sommes donc dans un Moyen Age rêvé (ou cauchemardé).
Jorge de Sena s'est inspiré de deux textes du XV° siècle. Le "physicien" du titre (et donc du livre) est bien sûr à prendre dans le sens vieilli de "médecin".

La longue nouvelle, car il ne s'agit pas d'un roman, commence ainsi :

Citation :

"Le corps bien droit se balançant au rythme du pas de son cheval, il descendait la colline. Le soleil, encore très haut, illuminait de crépitations la vallée qui s'ouvrait, sauvage, sous son regard absent qui errait, sans la voir, sur la lande en fleurs, le pierres luisantes brunes et grises, les petits animaux qui voletaient, couraient, rampaient ou restaient immobiles, sans crainte, regardant la masse énorme et cheminante que formaient le cheval et le cavalier. Au fond de la vallée, entre deux rangées de peupliers et de saules, apparaissait, hachurée, la plaque métallique et étroite d'une rivière. Ils descendirent vers elle, le cavalier toujours distrait et l'air absent ralentissant la marche maintenant plus rapide du cheval assoiffé dont les narines se dilataient." (page 9).

Le cavalier aussi a soif. Il se baignerait bien, également.

Citation :

"Puis il se leva, défit sa large ceinture cloutée d'or et la posa à côté des bottes et du bonnet. Sa longue tunique pendit alors, flottante, blanche et recevant de l'ombre à travers laquelle le soleil filtrait de mouvants reflets tour à tour orangés et verts. [...] Ses longs cheveux blonds collés de sueur s'emmêlèrent dans un désordre flou ; il les recoiffa en y passant les doigts. [...] Il se dénuda alors entièrement. Mais, comme il se préparait à entrer dans l'eau et qu'il y avait déjà les pieds, il entendit un léger rire moqueur qui lui était familier depuis le berceau. Alors, levant les sourcils d'un air d'ennui, il recula vers l'herbe tendre et s'allongea mollement par terre. Patiemment, dans un abandon indifférent, la tête reposant sur ses bras, il laissa le Diable invisible se désespérer contre son corps." (page 11).

C'est le prix à payer car, en échange, il a reçu d'immenses pouvoirs, de guérison, mais pas seulement.
Parfois, le texte, une même scène, se trouve sur deux colonnes sur la même page. Les événements sont globalement identiques, mais sur deux niveaux de réalité. L'effet est très curieux.

Il y a de la magie, des miracles, des diableries ; l'Inquisition et ses tortures ne sont pas loin, ni les maladies, les cadavres, les exécutions.
Le texte est sérieux, étrange, c'est beau et sinistre en même temps. Le temps se brouille, la réalité déraille (et la disposition du texte épouse parfois les deux niveaux de réalités concomitantes).

Un très bon livre, original, qui laisse une impression durable et - /mais/parce que - très curieuse.

Merci à Marko qui m'avait suggéré ce livre !

Si je comprends bien un autre livre de Jorge de Sena à découvrir. Un auteur des plus intéressants.

Arabella a écrit:

Si je comprends bien un autre livre de Jorge de Sena à découvrir. Un auteur des plus intéressants.

Oui, en plus il a un nom sympathique pour un parisien (moi), parce que Sena, c'est le nom de la Seine, en portugais.

Les grands capitaines

Il s’agit d’un recueil de 9 nouvelles, écrites pas l’auteur au cours de son exil brésilien, entre 1961 et 1962. A deux exceptions, ces nouvelles n’ont pu être publiées qu’au lendemain de la Révolution des Œillets, leur contenu étant trop dérangeant pour le régime salazariste.

Même si ces nouvelles sont une critique ou une dénonciation d’un régime politique, elles le sont de façon indirecte. Elles dépeignent des personnages, étrangement humains, fragiles et attachants, qui vivent des expériences, des moments importants. Malheureusement pour eux, leur vie se déroule à un moment donné à un endroit donné, et la façon dont fonctionne la société dans laquelle ils sont placés influe évidemment sur ce qu’ils vivent. Cette société, on ne fait que l’entrapercevoir, en arrière plan, mais cette vision n’en est que plus saisissante. L’essentiel étant quand même le retentissement sur l’individu, sur sa sensibilité, sa formation. Et Jorge de Sena est un maître pour décrire les ressentis, les émotions, les moments marquants d’une vie. Dans un style flamboyant et précis à la fois. Sans sentimentalité superflue. Ce qu’il évoque est noir et âpre, et il a une façon élégante et subtile de le dire, sans en rajouter, sans cherche à apitoyer.

Un recueil de nouvelles denses et fortes, écrit par un grand écrivain maître de son art. Difficile à oublier.

ma médiathèque propose Signes de feu, les grands capitaines et le physicien prodigieux

je note donc pour plus tard

Bédoulène a écrit:

ma médiathèque propose Signes de feu, les grands capitaines et le physicien prodigieux

je note donc pour plus tard

Il vaut vraiment le coup, Bédou.

Arabella a écrit:

Les grands capitaines

Ah, il est dans ma PAL, et j'ai entamé une grande opération de vidage de PAL, ça tombe bien !

eXPie a écrit:

Ah, il est dans ma PAL, et j'ai entamé une grande opération de vidage de PAL, ça tombe bien !

Tiens, moi aussi. Une fois de plus.