Thomas BernhardEcrivain autrichien né aux Pays-Bas le 9 février 1931/ mort le 12 février 1989, Thomas
Bernhard passe sa jeunesse à Salzbourg (une ville qu'il n'aura de cesse de fustiger dans ses écrits) avec un grand-père qu'il apprécie, écrivain reconnu. C'est apparemment le seul point positif d'une enfance marquée à la fois par la pauvreté, les problèmes de santé récurrents (et que l'on retrouve dans toute son oeuvre) et un contexte politique forcément déprimant (le nazisme).
En 1941, Thomas
Bernhard est envoyé dans un centre d'éducation national-socialiste puis, en 43, dans un internat nazi à Salzbourg. C'est dans cette ville que ses parents s'intalleront en 1946. Ayant abandonné ces études dès le lycée,
Bernhard travaille en indépendant dans un journal de la ville à partir de 1952. Ses premiers articles, fortement critique envers la société réactionnaire salzbourgoise, entre religiosité hypocrite et persistance des idées nationales-socialistes, font déjà scandale.
Dans le même temps,
Bernhard étudie au Conservatoire de musique et d'art dramatique de Vienne et au Mozarteum de sa ville. Ainsi, les deux aspects primordiaux de l'oeuvre littéraire future sont en train de germer : critique acerbe de son pays et rôle important de la musique.
Il écrit son premier roman,
Gel, en 1962, qui sera publié en Allemagne en 1967 et connaîtra un certain succès, ce qui ne l'empêche pas de créer un nouveau scandale en 1968 où, en recevant un Prix,
Bernhard attaque vigoureusement l'Etat Autrichien et le désert culturel de l'après-guerre.
A partir de cette époque, l'auteur alterne romans et pièces de théâtre dont certaines font à nouveau parler d'elles pour leur contenu politique, en particulier La place des héros dans laquelle, en mentionnant le discours d'un Hitler fortement acclamé par les autrichiens,
Bernhard prétend que la mentalité de ses contemporains n'a guère changée depuis lors ("Il y a aujourd'hui plus de nazis à Vienne qu'en 1938" fait-il ainsi dire à un des personnages).
Dans les années 70, l'auteur se lance dans une série de cinq romans autobiographiques dans lesquelles il revient sur son parcours et les raisons de ses éternelles griefs contre la nation, ainsi que ses sujets de prédilection : le suicide, la musique, l'échec...
Je n'ai lu pour le moment qu'un seul ouvrage de l'écrivain,
Le Naufragé. Il est donc difficile pour moi d'avoir une vue d'ensemble de l'oeuvre corroborant la partie biographique des lignes précédentes. De plus, ma connaissance de l'histoire politique et culturel de l'Autriche d'après-guerre est très limitée. Je ne pourrais donc vraiment me prononcer sur la hargne rarement égalée dont a fait preuve
Bernhard tout au long de sa vie concernant son propre pays. D'autres oeuvres - en particulier autobiographiques - m'éclaireront certainement sur ce sujet à l'avenir.
D'un point de vue formelle, les ouvrages de
Bernhard se présentent donc la plupart du temps comme des soliloques portés par une écriture obsessionnelle et ressassante (mais dont la vigueur, à mon sens, ne rend pas la lecture ennuyeuse), plutôt que comme des romans à la narration plus classique, et par un narrateur qui se confond souvent avec l'auteur lui-même. C'est le cas avec
Le Naufragé. On notera aussi l'autre grande particularité du style de l'auteur : sa manière bien particulière de mélanger le désespoir avec un humour corrosif et parfois cocasse. L'auteur n'est donc pas aussi déprimant qu'on pourrait le penser à première vue.
Reste que le choix du monologue et les thèmes toujours sombres seront loin de faire l'unanimité et en agaceront sûrement certains mais Thomas
Bernhard est un auteur assez singulier et original pour mériter d'être abordé, ne serait-ce qu'une fois. Ensuite, c'est une question d'affinités.
Bibliographie sélective :
Le neveu de Wittgenstein (1982), Le Naufragé (1983) , Des arbres à abattre : une irritation (1984), Maîtres anciens (1985), le cycle autobiographique comprenant : L'Origine (1975), la Cave (1976), le Souffle (1978), le Froid (1981) et Un enfant (1982).
Le NaufragéQuatrième de couverture :
Trois jeunes pianistes plus que prometteurs - Glenn Gould, le narrateur et son ami Wertheimer - se sont rencontrés autrefois au Mozarteum de Salzbourg pour y suivre un cours donné par Horowitz. Rencontre déterminante au cours de laquelle Glenn Gould fait d'emblée figure de génie triomphant au point de détourner brutalement et définitivement les deux autres de leur carrière de pianiste virtuose. Mais si le narrateur, après s'être séparé de son Steinway, se mue alors délibérément en un «artiste de la représentation du monde» tout entier voué à la rédaction toujours recommencée d'un interminable essai sur Glenn Gould, son ami Wertheimer s'engage sur la voie fatale du vaincu, du «sombreur», comme Glenn Gould en personne l'a plaisamment mais fort exactement surnommé aussitôt après avoir fait sa connaissance. Vingt ans plus tard, au terme d'une longue plongée dans son propre malheur, Wertheimer mettra fin au tourment de son existence en se pendant haut et court devant la maison de sa sœur.
C'est le destin cruel et dérisoire de ce naufragé de l'existence, son ami de toujours, que le narrateur interroge en fait tout au long de son essai sur Glenn Gould et, à travers ce destin, c'est évidemment toute la misère du monde, celle également du génial Glenn Gould et la sienne propre, que Thomas
Bernhard analyse avec la minutie et la fureur qu'on lui connaît, au fil d'un récit qui procède entièrement du soliloque déclenché chez le narrateur par le suicide de son ami - un de ces impitoyables et envoûtants soliloques-fleuves dont l'auteur a le secret.
Ce livre se présente comme un long monologue de presque deux cents pages, sans chapitres.
Il est à la fois un hommage au pianiste virtuose Glenn Gould et aussi - surtout - le constat d'un échec à travers le pathétique personnage de Wertheimer, jeune homme littéralement écrasé par l'évidence du génie de son condisciple et dont la conscience de ne jamais être à la hauteur de ses ambitions amènera au suicide ("mûrement réfléchi") après une lente agonie existencielle.
Un sujet fort et fascinant, peu exploité, qui montre comment la naissance d'un talent peut déclencher, comme en contre-partie, la mort de ceux qui seront toujours condamnés à n'être que, dans le meilleur des cas, d'honnêtes faiseurs et, dans le pire (comme ici) des individus démissionnaires. Bien sûr, l'attitude de Wertheimer peut paraître excessive (si tout le monde devait se suicider pour ne pouvoir accéder à l'excellence, il n'y aurait plus grand monde sur Terre !) et guidée surtout par un ego surdimmensionné que par un manque de confiance en soi (ce n'est pas paradoxale, bien au contraire). Mais aussi par une tendance (naturelle ?) à l'autodestruction qui m'a toujours semblé sans appel pour ce genre d'individus. Au fond, ne sont-ils pas voués dès le départ à ce genre de destin, quelles qu'en soit les raisons ? L'inéluctable les suit comme leur ombre et il n'y a peut-être rien à comprendre.
En comparaison, le narrateur fait plutôt dans le compromis qui se voudrait raisonnable mais dont on peut penser qu'il n'est dû qu'à une volonté de ne pas se laisser sombrer. Quitte à ne pas être un artiste, il reste toujours la possiblité - moins glorieuse certes - d'écrire sur les artistes, même en une prose toujours recommencée. Je ne suis pas sûr que sa situation soit moins pathétique que celle de son ami et le livre aurait tout aussi bien pu, selon moi, s'intituler
les Naufragés.
Au-delà de ces considérations,
Le Naufragé est aussi - on ne peut y échapper avec Thomas
Bernhard ! - le réglement de compte avec les institutions culturelles autrichiennes au travers de la médiocrité d'un enseignement musical (selon l'auteur, je ne saurais me prononcer en la matière...) heureusement sauvée par le grand Horowitz.
Enfin, c'est un portrait romanesque de Glenn Gould lui-même qui pourrait intéresser les admirateurs du musicien autant que ceux qui n'en ont jamais entendu parler ou si peu. Un portrait revigorant qui tempère le fatalisme que Wetheimer traîne avec lui.