Jean Giono

Le grand troupeau

Le grand troupeau, ce sont ces hommes qu’on emmène à la boucherie et qui n'ont guère le choix (encore que, certains…) Ce sont ces femmes, ces vieux, ces enfants qui restent au pays, et qui n'ont aucun choix, attendre, se battre, tenir. Les bêtes, aussi. Chez tous, cette révolte impuissante. Et sous la chape de plomb d’un présent (et d’un avenir ) confisqué, quelques étincelles qui font croire, encore, en l'humanité des vivants.


Au petit Paul, qui remercie sagement des condoléances lors de la soirée de veille du corps de son père mort au combat, Giono veut dire : oui, mais vois. Oui, mais connais.
Et il lui donne à voir : la boue, les errances, l’attente, le brouillard, les obus, la cervelle qui gicle, la viande d’homme déchiquetée. Les rats aussi, et les corbeaux. Et il ne détourne pas les yeux, Giono, il décrit un porc qui dévore le cadavre d'un enfant, les corbeaux qui sucent et picorent les corps. Il décrit des combats insensés, où il faut avancer sans voir, sans savoir, sans comprendre, où la peur est  peut-être pire que la mort. L'absence de sens, aussi.

Il livre de petits morceaux de vie, va de l’un à l’autre , du village au front, des femmes aux hommes. Il va de l’un à l’autre, comme les lettres, les pensées, les permissionnaires, tous ces ponts  lancés pour rompre l’atroce déchirement, l’insupportable angoisse. Ces liens qui ont été brisés par la force de l’Histoire, intolérable intruse de ces humbles vies ordinaires, où chaque instant s’interroge de l’autre, est dans l’attente d’une fin..

Giono donne à voir aussi la nature, la nature sordidement bafouée, mais qui revendique parfois ses droits, par un éclat de lumière ou de verdure, par le désir d'un corps : ils donnent à ce désastre son sens , mais démultiplient aussi sa hideur. Face à cette négation de l’humain, Giono reste celui de Que ma joie demeure, qui sait faire jaillir l’étincelle dans l’ homme. Dans un final élégiaque que j’ai trouvé vaguement naïf, il clôture ce requiem sauvage par un poème d’espoir. Car qui oserait  croire qu'après cela, la vie pourrait reprendre.

C'est insoutenable ?
Oui, c'est insoutenable. Mais nous, lecteurs, nous nous devons à cette connaissance, rappelons-nous que nous, nous le lisons, alors que eux, ils le vivaient. Giono nous honore d'une prose au plus proche de ces hommes, de ces femmes, il donne une espèce de beauté atroce à leur souffrance, une vibration à tous notre être, parce que justement , nous n’y sommes pas et nous en serons éternellement redevables . Oui, j’en suis gênée, mais ce texte est beau. N’est ce pas cela , l’art, faire du beau avec du laid ? Témoigner , et emporter en même temps ?.

Merci Topocl pour ces mots ....Oui , tout ce que tu exprimes est si vrai ; jamais lecture ne m'aura autant "secouée".....comme j'ai hâte d'en sortir et pourtant je ne peux m'y soustraire car Giono est un artiste , car je me sens un réel devoir de lecture face à un tel talent malgré l'horreur des faits narrés ou peut-être à cause ....

Je pense que c'est le texte le plus fort que j'aie lu sur cette guerre.

topocl a écrit:

Je pense que c'est le texte le plus fort que j'aie lu sur cette guerre.

C'est le premier livre que je lis sur cette guerre : et c'est une grosse claque ce texte de Giono ! Surtout que je ne m'attendais pas à ça .....Il n'a pas fini de nous surprendre le bougre si nous continuons d'autres LC    ...entre Le grand chemin et Le grand troupeau , nous avons eu un aperçu de son talent à destabiliser le lecteur ..même si les petits oiseaux sont toujours présents ....

Le grand troupeau

Ce grand troupeau qui étonne et effraie aussi par son ampleur, par le bruit, par sa marche, préfigure une aventure terrible, le grand troupeau des hommes qui marchent dans la guerre.

La guerre dans toute son ampleur, son impact sur les hommes, le bêtes et la Nature. Ce sont les détails qui sont puissants, car l'ennemi ne se rencontre qu'une fois quand l'un des soldats Français découvre un Allemand, aussi misérable que lui et à qui, contre toute attente, le Capitaine saisit amicalement les mains.

Les descriptions déchirent, plus que la mort ce sont ses "auxiliaires" (corbeaux, rats, vers etc...) qui nous la montre, avide, affamée comme pour se venger de la "belle" vie d'avant.

La guerre est morte, la vie reprend. Peut-être que l'on retrouve cette idée dans les nouveaux-nés (des jumeaux si j'ai bien compris) la fille a des jambes mortes et le garçon est plein de promesses.

Que dire, sinon que l'écriture de Giono me prend les tripes et le coeur. Que ses mots je les lis, les relis, je les sens, je les vois vivrent.

Ah, y revenir à ces lectures !

Spoiler:

Merci Bédoulène et Topocl pour votre justesse et votre acuité sensible de lectrices chevronnées (j'ajoute, sur le fil de la LC, Eglantine et Shanidar), grande joie de vous lire ainsi conquises par le Giono "de la face la moins connue".

Bédoulène a écrit:

Spoiler:

  Vais-je oser suggérer "Le chant du monde" et "Batailles dans la montagne" ?   

oh oui ose !

J'ai commencé la lecture de "Un roi sans divertissement

40 pages, à peine, et me voilà en immersion totale avec le monde, le style, la langue Giono.
Cette langue qui me capte et me cramponne à chaque fois que j'ai lu un de ses romans.
Elle est rugueuse, âpre et pourtant chantante, elle chante une humanité rude de taiseux modelés par leur terre, leurs rocs et leurs arbres.
Cet arbre est un hêtre magnifique qui domine l'histoire qui se déroule...
J' y retourne!
Je reviendrai vous faire savoir ce que ce texte m'a appris car, de Giono, on tire toujours quelque chose d'essentiel.

Bédoulène a écrit:

oh oui ose !

 

unmotbleu a écrit:

J'ai commencé la lecture de "Un roi sans divertissement

40 pages, à peine, et me voilà en immersion totale avec le monde, le style, la langue Giono.
Cette langue qui me capte et me cramponne à chaque fois que j'ai lu un de ses romans.
Elle est rugueuse, âpre et pourtant chantante, elle chante une humanité rude de taiseux modelés par leur terre, leurs rocs et leurs arbres.
Cet arbre est un hêtre magnifique qui domine l'histoire qui se déroule...
J' y retourne!
Je reviendrai vous faire savoir ce que ce texte m'a appris car, de Giono, on tire toujours quelque chose d'essentiel.

A mon avis, l' un des deux ou trois meilleurs de Giono.

unmotbleu a écrit:

J'ai commencé la lecture de "Un roi sans divertissement

40 pages, à peine, et me voilà en immersion totale avec le monde, le style, la langue Giono.
Cette langue qui me capte et me cramponne à chaque fois que j'ai lu un de ses romans.
Elle est rugueuse, âpre et pourtant chantante, elle chante une humanité rude de taiseux modelés par leur terre, leurs rocs et leurs arbres.
Cet arbre est un hêtre magnifique qui domine l'histoire qui se déroule...
J' y retourne!
Je reviendrai vous faire savoir ce que ce texte m'a appris car, de Giono, on tire toujours quelque chose d'essentiel.

Cela va être une bonne occasion de rencontrer Langlois, à ma connaissance un des trois seuls personnages (avec Angelo et Pauline de Théus du cycle du Hussard) que Giono fait figurer dans plusieurs écrits: Dans Les Récits de la demi-brigade en l'occurrence.
Ces Récits-là sont, d'ailleurs, considérés par les grands classificateurs officiels comme le premier texte du cycle du Hussard.

Un rien dans l'ombre et sous-estimés, Les Récits de la demi-brigade sont pourtant pleinement savoureux (quand Giono s'essaye au polar, ça donne certes de l'action, du thrill, une histoire comprenant -mettons- sa part de suspense, et au final une manière d'anti-polar inclassable absolument hors-norme, poético-lyrique et historié, tout ce qu'il y a de plus plaisant en tous cas    !).

Et; unmotbleu, outre cette "manière d'anti-polar inclassable absolument hors-norme, poético-lyrique et historié, tout ce qu'il y a de plus plaisant", disais-je, tu vas le trouver dans le très ambiancé, et, in fine, nihilisant Un roi sans divertissement. A te lire !

Et bien, j'ai, non seulement fait la connaissance de Langlois mais je l'ai vu à l'œuvre!
Une centaine de pages et la première énigme réglée.
Un sacré gaillard cet homme qui force l'admiration des montagnards bourrus (et de moi même :-).
Mais il n'en a pas fini et revient au village, un jour, plus tard...

Allez, j'y retourne au plus vite. Hâte de connaître la suite.

Un roi sans divertissement


Dernière page tournée, le livre est refermé.
Je suis abasourdie par cette fin à laquelle je ne m'étais pas préparée.
Je ne la dévoilerai pas, bien entendu.

Premier enseignement:
Tout être charismatique, flamboyant, fascinant cache peut être au fond de lui un mystère.
Un secret que personne ne voit mais que tous admirent sans savoir qu'il existe.
Langlois est fait de ce bois là.
Un homme magnifique, unique.

Deuxième enseignement:
Les simples humains que nous sommes se sentent (et, peut être bien, sont) "élevés" par la présence de tels êtres.
Avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de danger.
A méditer...

Giono est un grand auteur, cet ouvrage me le confirme.
Comme il est dit dans la LC autour de "Le grand troupeau", il mérite qu'on y revienne.
Je pense que, dans les jours à venir, j'y trouverai encore matière à réfléchir sur la condition humaine.

Albin Egger-Lienz, Finale

Le grand troupeau

Malgré la LC (clic) ce n'est pas simple de parler de cette lecture. Il serait facile d'invoquer que "c'est dur", horrible, et c'est vrai ou plus légèrement une lecture relativement fragmentée (ce qui se retrouve dans la structure du bouquin), les deux seraient justes mais resteraient à côté du fait que ce n'est pas si simple.

Une écriture puissante (parfois quasi ésotérique), superlative, le fait qu'il y était, tout ça compte beaucoup dans l'impression, de même qu'on se pose la question de nos ancêtres qui ont vécu ça (peut-être) ou quelque chose d'approchant, à côté, sans les connaitre, et même en étant "de la ville" alors que Giono nous parle de paysans et de bergers, ça ne peut que toucher quelque chose de proche et distant et à la fois.

En y réfléchissant, il suffirait peut-être de regarder dehors et penser à des drames toujours actuels pour se sentir mal à l'aise, choqué, ému par ce livre.

Un roman de la terre dans tous ses états, retournée au propre comme au figuré et ce troupeau du titre, qui a immanquablement l'air d'aller à l'abattoir qui est aussi le troupeau des hommes, le troupeau des bêtes vivantes au sens le plus large.

On y ressent l'horreur du front, mais encore avec beaucoup de pudeur semble-t-il, avec la dimension presque symbolique de la terre et tout ce qui ne se voit pas. Peut-on être sûr de voir vraiment ne serait-ce que deux ennemis dans le livre ? Cette chose terrifiante que sont les gaz de combats, est-on sûrs de leur présence ? On subit un grand retournement avec la vie civile qui en prend un coup elle aussi, touchée dans ses plus profondes racines. Quelque chose nous rend très proches et immédiats les principaux protagonistes... ne serait-ce que toute cette force de vie qui est bafouée et d'abord par l'évidence de ses sens les plus élémentaires.

Déstabilisant, fascinant, un roman qui prend aux tripes mais avec lequel il est difficile de ne pas conserver une distance. Mais à relire certainement et une porte d'entrée qui devrait être significative dans l'univers et la manière de Jean Giono.

merci Animal pour ton commentaire dont je me sens très proche.

Tu seras avec nous pour une prochaine LC ?