William Gibson

Idoru

Après une relecture délicieuse de Lumière Virtuelle et lisant Idoru, je me dis que Gibson offre une occasion, une expérience de lecture assez rare, il passe avec son lecteur un pacte de confiance réciproque, comme s'il disait : tu ne comprendras pas tout mais je te fais confiance, tu sauras, grâce à ton imagination, construire seul le roman que je t'écris et le lecteur signant ce pacte, se dit qu'il doit faire confiance à l'auteur, que celui-ci lui donne suffisamment d'éléments et d'ellipses pour imaginer l'histoire qu'il lui raconte. De ce double pacte, naît une chose unique, paradoxale : un livre qui n'est qu'en partie écrit puisque c'est au lecteur de l'étayer, un livre qui de ce fait est unique, chaque lecteur utilisant ses propres matériaux, son expérience, ses rêves, ses utopies personnelles pour donner du sens, pour lier ensemble ce qui lui est donné. Chaque livre de Gibson appartient ainsi intégralement à chaque lecteur qui accepte le pacte ; aucun ne lira la même histoire, aucun n'aura exactement les mêmes images en tête. C'est ce qui arrive avec la plupart des grands auteurs, cette expérience d'entrer dans la narration et de la faire sienne ; ici l'expérience semble pousser à son stade ultime le lecteur.

Idoru

Deux personnages centraux. Comme dans Lumière Virtuelle. Un homme : Colin Laney, capable de chercher les points nodaux de certaines personnalités en prenant connaissance de leur vie par l'entremise d'internet (qui ne s'appelle pas encore à l'époque internet). Une adolescente : Chia Mc Kenzie, une jeune américaine fan du groupe de rock Lo/Rez dont le chanteur vient d'annoncer son prochain mariage avec Rei Toei, cette dernière étant un avatar, un personnage virtuel, une Idoru. Evidemment c'est le drame chez les fans du groupe et Chia est envoyée à Tokyo pour comprendre ce qui arrive à Rez. Pendant ce temps Laney est embauché par le garde du corps de Rez pour comprendre ce qui lui  passe par la tête à vouloir épouser une image.

On retrouve dans ce roman les ingrédients habituels de Gibson : pas mal de technologie (mais cela reste compréhensible car ce dont rêvait Gibson est quasiment devenu une réalité), d'improbables aventures, des personnages attachants et surtout des descriptions incroyables des rues et de la vie à Tokyo. L'histoire du groupe de rock est surtout un prétexte (un sous-texte) pour faire voyager le lecteur à travers des mondes virtuels, totalement inventés par des concepteurs ou des explorateurs passionnés et hermétiques mais qui finissent par happer le lecteur dans un univers où se mêlent (comme dans la vie ?) fiction et réalité, chair et machine, version réelle et version virtuelle. On retrouve dans ce roman l'idée de clan et de solidarité entre les utilisateurs/concepteurs de mondes virtuels capable de s'autodétruire pour sauver un être vivant et bien réel lui, confronté aux mafias russes et japonaises… Ce n'est pas particulièrement haletant mais les aventures de Chia et les voyages en réseau de Laney sont tellement proche de ce que nous vivons chaque jour sur le net qu'on se laisse facilement abusé et emporté par la fable et que finalement on ne cesse de s'interroger sur l'envahissement (heureux ou dangereux ?) du virtuel dans notre quotidien.


Passionnant ? Oui.

je devrais relire... ?

Tu n'avais pas accroché ?

si mais j'ai un souvenir très confus, surtout qu'on retrouve ailleurs une partie de la trame, c'est un morceau d'une trilogie ? il faudrait que je vérifie.

C'est le second volet de la trilogie du pont, on y retrouve très vaguement Ridell de Lumière virtuelle qui trouve le boulot à Tokyo pour Laney, sinon l'ambiance est assez différente (moins basée sur un lieu réaménagé comme le pont mais plus comme une visite guidée d'un Tokyo d'après Godzilla...). Le tout est un peu plus léger que le premier volet mais vraiment idéal pour les vacances... Plus simple à lire ? ou je commence à mieux cerner l'auteur ?

je mise sur la deuxième option (sans trop savoir pourquoi).

Idoru

Une relecture très fraîche pour ce titre de SF assez jeune finalement puisque ça date de 1996, on pourrait même parler de SF de proximité puisque ça ne date pas de si longtemps et en plus les éléments techno-futuristes mis en mouvement et perspectives sont du catalogues de la vie quotidienne.

Une vie "connectée" quotidienne au sens large et tellement tellement contemporain du terme. Quittant la Californie pour Tokyo en version reconstruite post tremblement de terre nos deux personnages, Laney sorte de technicien loser presque doué malgré lui et Chia l'ado fan hardcore un peu déboussolée et même pas si débrouillarde vont nous plonger dans un trip, un voyage halluciné et hallucinant dans les méandres et recoins obscurs d'un "monde de l'information".

Nos deux héros, parfaitement gibsonniens sont des suiveurs mais observateurs attentifs, toujours en équilibre fragile entre leur identité, pour ne pas dire leur intégrité, et un monde qui va vite et fort, ou trop vite et trop fort autour d'eux.

Laney récupère difficilement d'un précédent emploi dans un grand groupe de media-entertainment, rouage dans la construction-déconstruction de célébrités, d'un système utilisant des vies privées qui n'en laissent pas moins des traces et des images.

Chia utilisatrice lambda presque, à l'aise et à cent lieues de se préoccuper de tous les stratagèmes de communication et bourrage de crânes, à côté de l'école elle kiffe son groupe de rock alternatif à succès et ses amis en ligne ou pas.

D'une certaine façon ils sont dans les marges. Les deux objets Rez et Rei Toei L'Idoru aussi à leur manière. Le premier est très périphérique à l'histoire mais est issu d'une marge musical, sorte d'imprévu qui a plu (et pour ça) et devient il ne sait quoi. La seconde n'existant pas, quoique, assemblage software perfectionné de son état elle a une certaine réalité évolutive.

Dans le tourbillon visuel violent et coloré tokyoïte des bars et boites plus bizarres les uns que les autres on observe un familier monde dit virtuel qui ne l'est pas car les données sont stockées, accessibles et permettent de vous identifier, de vous suivre, de vous retrouver et qu'en plus il y a des vrais gens derrière... Et un monde moins familier d'une information trafiquée, arrangée, consommable, planifiée, brutale mais qui ne peut pas tout prévoir et n'arrive pas à suivre les accidents comme une célébrité "spontanée" ou tout le monde grouillant de la "Cité secrète" (monde clos en ligne, sorte de refuge de hackers et techniciens divers qui peuvent influer sur pas mal de choses).

Et puis tout ce "virtuel" ou dématérialisé est contrebalancé (et c'est un des bons coups d’œil du bouquin) par sa partie hardware, le matériel. Tout ça ne fonctionne que sur des supports physiques, même l'Idoru presque exact opposé du garde du corps australien de Rez (lui son monde est très très physique !).

Dans ce kaléidoscope il y a un drôle de sens de l'incarnation, un sens mouvant de l'identité, un truc pas très fini, nourri par les images avec et contre, avec des esquives, des reflets. Je ne sais pas trop si les principes de rencontres dans des espaces virtuels très travaillés avec des avatars très travaillés n'ont pas vieilli (ou se sont standardisés ?)...

En tout cas j'ai marché à fond avec ces personnages attachants (personnages secondaires inclus avec leurs parts de mystère) et dans ce vertige puissant. J'aime de plus en plus ce rapport sensoriel, sensible, fragmentaire à un environnement changeant et sans limites apparentes. Et il faut reconnaître la précision de la vision désenchantée mais pas sur toute la ligne de ce monde "moderne" avec ses illusions et son illusion de modernité.

(Et Tokyo vu sous cet angle c'est forcément une bonne dose d'exotisme en cadeau !)

Prêt pour Tomorrow's parties, alors ??

C'est vrai que Idoru me semble être le plus léger (le moins asphyxiant mais aussi le moins construit-déconstruit) des romans de Gibson. Pour ce qui est de la débrouillardise de Chia, il faut dire qu'elle n'a que 14 ans et qu'elle aurait sans doute préféré rester derrière ses lunettes et ses gants pour surfer sur sa propre planète (qui est Venise !). J'ai aussi beaucoup aimé le couple Maryalice et Eddie, lui en maffieux rageur et elle complètement siphonnée, sorte de vieille beatnik alcoolo et pitoyable... touchante.

(je pense que je vais très vite enchaîner...)

bien aimé aussi le simili-Bowie de Venise.

et je risque bien de relire sans trop attendre, et avant le dernier en date, Tomorrow's parties... c'est obligé. ces relectures sont trop stimulantes !

il y a quelque chose dans ce couple improbable et déglingué qui appelle malgré tout cette notion de confort ou de zone de confort, comme si une question de fond pour tout ce petit monde était : où est-ce que je me sens à peu près bien et raisonnablement en sécurité.

avec une réponse intégré dans et intégrant des morceaux de monde dingue.

ce que tu disais :

Citation :

chaque lecteur utilisant ses propres matériaux, son expérience, ses rêves, ses utopies personnelles pour donner du sens, pour lier ensemble ce qui lui est donné

est assez vrai et avec un côté participatif puisque les protagonistes tournent également là-dessus à leur manière.

ce qui pourrait encore faire penser à la notion de communautés qui revient régulièrement et qui est confusément ou de façon plus fragmentaire encore présente dans Idoru.

shanidar a écrit:

Prêt pour Tomorrow's parties, alors ??

je pense que c'est mieux d'avoir lu ou relu les deux autres avant !

on retrouve les personnages des deux et il semble bien y avoir un effet de suite. sinon je pense qu'il ya de quoi être sévèrement dérouté par le jonglage de personnages, de lieux et de situations des premières dizaines de pages.

De toute façon, c'est pas ce qu'on cherche, d'être dérouté, avec Gibson?

c'est bien aussi si on peut suivre quelques articulations, vision plus complète des choses dans ... j'ai encore de quoi profiter.

Tomorrow's parties

Suite et fin des aventures de Rydell, Chevette et Laney auxquels Gibson ajoute quelques nouveaux personnages dont un certain Creedmore, adepte de musique américaine et de défonce totale qui ne donne pas vraiment envie de lui faire des bisous.

Laney vit au Japon, dans le métro, sous des cartons (on ne peut s'empêcher de penser à l'homme-boîte de Kobo Abé et de se poser encore une fois la question de la relation ambiguë entre carton et japonais, désir de disparition et maladie mentale…). Il est persuadé de pouvoir retrouver l'Idoru disparue du tome 2 et envoie Rydell sur les traces d'un drôle de tueur (personnage absolument fascinant). A cette quête se joindra malgré elle Chevette, lamentablement poursuivie par son ex brutal et revenant sur le pont, où elle découvrira bien des changements. Et en particulier l'exploitation commerciale du site par une branche de magasins…

Ce que je retiens surtout de cette lecture c'est le cabinet de curiosités que nous propose Gibson. On peut ainsi remarquer (après lecture de quelques romans) que Gibson fait une fixette sur certains objets : lunettes, montres, blousons (fringues en général), poupées et calculatrices auxquels on ajoutera ici les poignards en tout genre. Faire ce bref constat n'a aucun intérêt si on ne se pose pas la question de leur utilité ou du message que chaque objet peut véhiculer. On est donc amener à envisager ces objets selon deux modes : objet ancien/nouvelle technologie dans une lutte qui opposerait temps passé et temps présent, mais là où s'opère la magie de Gibson c'est que le plus souvent les objets anciens viennent au secours des personnages ou les protègent comme des talismans (je pense en particulier au blouson de Skinner offert à Chevette mais aussi à la Venise du jeu vidéo qui sert de refuge). Et parce que les personnages de Gibson sont des ratés, des exclus, des affamés qui restent à la lisière de l'hyper-technologie, ils ont recours obligatoirement à ces objets d'une autre époque. Les objets sont ainsi des liens temporels, comme des lanières qui permettent aux uns et aux autres de traverser le temps et de survivre.

Et pour finir, il y a l'énigmatique Silencio, jeune garçon mutique, fasciné par les montres (encore cette foutue histoire de temps) et qui est capable, à lui seul, de faire le lien entre les anciennes et les nouvelles technologies pour faire du neuf avec du vieux… Tout un symbole !

je devrais revenir ici assez vite.

pour les montres et les objets il reconnait de petites addiction le bonhomme, mêlé au besoin de chercher, une manière de s'approprier sans doute, on pourrait déjà se raccrocher à ce que rumine le personnage de Laney qui cherche à se définir parallèlement à des habitudes ou un ensemble, flux d'information..