VisageVisage est à l’origine un film de commande du musée du Louvre qui a demandé à plusieurs grands cinéastes de réaliser des films à partir de tableaux de la collection. On a déjà pu voir le film d’Assayas ou celui de Hou Hsiao Hsien.
Tsai Ming
Liang a choisi le tableau de Léonard de Vinci,
Saint Jean Baptiste, et propose donc dans Visage une interprétation de la légende de
Salomé et
Jochanan (Jean Baptiste). Il peut donc être utile de connaître un peu cette histoire, les symboles associés aux personnages et leur signification. Mais évidemment il ne se contente pas uniquement de plaquer artificiellement des images illustratives, hermétiques et expérimentales, il utilise cette dimension mythologique comme porte d’entrée entre le réel et les fantasmes. Entre un récit qui est dans la continuité de tous ses films précédents, un nouvel épisode des aventures de son alter ego
Lee Kang Sheng confronté à la mort de sa mère (le film étant dédié à la mère de Tsang Ming
Liang morte avant le tournage), et ce qu’on pourrait considérer comme le monde de son inconscient fait de réminiscences des images qui ont marqué son imaginaire de jeune cinéaste, l’apparition presque fantomatique des anciens acteurs des films de
Truffaut le réalisateur qu'il admire le plus, et la représentation abstraite des thématiques d’érotisme et de mort.
Le tout ayant à mon sens un seul but, celui de raconter une histoire de deuil. Le fameux « Visage » du titre désignant probablement davantage que ces visages d’acteurs et d’actrices issus de sa mémoire cinéphilique, celui de sa propre mère incarnée par la mère de Lee Kang Sheng dans tous ses films antérieurs.
Ce visage dont on voit le portrait sur une table dans la magnifique séquence où
Fanny Ardant mange une pomme avec en miroir la vision de cette mère décédée vue à travers l’aquarium. Le « fantôme » de la mère semblant rejoindre les « fantômes » de ces acteurs issus du passé et ranimés le temps du miracle de ce tournage.
La séquence où on voit
Jeanne Moreau,
Nathalie Baye et
Fanny Ardant autour d’une table, attendant on ne sait quel événement puis disparaissant au plan suivant comme si elles n’avaient été que des apparitions fantasmatiques, renforce ce sentiment d’une dimension irréelle et mentale.
La légende de Salomé et Jean-Baptiste illustre l’affrontement des ténèbres et de la lumière, du mal et du divin. Salomé étant associée au
symbole du serpent, incarnant l’érotisme et le pêché, la tentation, et Jean-Baptiste (le baptiseur du Christ) étant associé au
symbole du cerf , le guide, celui qui éclaire, emblème du Christ lui-même. On représente souvent le combat du cerf et du serpent dans l’imagerie sacrée.
Dans le film Salomé tente de masquer son propre reflet en s’enfermant dans le noir après avoir recouvert miroirs et fenêtres de ruban adhésif noir. Jean-Baptiste (Lee Kang Sheng) cherche la lumière. Dans la légende, Salomé accorde la danse des 7 voiles à Salomon en échange de la tête de Jean-Baptiste. Elle embrasse ensuite les lèvres de sa tête tranchée.
Pourquoi avoir recours à cette légende dans le film ? Probablement pour illustrer symboliquement le combat qu’on doit mener pour affronter sa propre souffrance (ici le deuil, la quête d’amour parfois impossible ou douloureuse) et aller vers la paix avec soi-même et l’espoir.
Ainsi, au début du film, la forêt enneigée et les miroirs qui reflètent les arbres permettent l’accès au monde inconscient d'où surgissent réminiscences des films de Truffaut, divinités antiques, fantasmes érotiques et mortifères.
On pénètre d’abord dans les enfers, les ténèbres, les sous-sols du musée du louvre avec ces hallucinants couloirs et tuyauteries tentaculaires et sombres, ce canal sous-terrain (quel plan sublime que ce premier travelling du cinéma de Tsang Ming
Liang qui n’utilise en général que le plan séquence, fixe). Puis peu après a lieu le combat contre le serpent (autre séquence hallucinante de cette danse chorégraphiée par Découflé où Salomé semble se métamorphoser en gorgone à 6 bras qui deviennent comme des serpents).
Enfin on peut à l’arrivée sortir à la lumière avec ce plan solaire de la fontaine du jardin des tuileries où Lee Kang Sheng retrouve le cerf, l’appelle, le rencontre puis le perd comme s’il avait enfin accepté la mort de sa mère qui aurait rejoint le monde divin et qu’il laisserait échapper, apaisé et peut-être un peu libéré de sa tristesse.
Ce film m’a donc semblé être un chant d’amour de
Tsai Ming
Liang à sa mère. Une tentative sublime de trouver un langage artistique pour exprimer ce combat abstrait qu’il aura livré avec lui-même. Et cette image finale de Lee Kang Sheng cherchant le cerf inlassablement devient déchirante quand on a cette représentation à l’esprit.
Il y aurait mille choses à dire encore. Je redoutais l’intrusion de ces acteurs français dans le cinéma de
Tsai Ming
Liang. Peur que comme chez Wong Kar Wai avec "My Blueberry Nights" la magie de son univers s’estompe. Au contraire ! Ce qu’il obtient de ces comédiens est fascinant, décalé, du pur Tsang Ming
Liang. Que ce soit cette séquence de drague entre Lee Kang Sheng et Mathieu Amalric dans un bosquet qui se termine par une courte étreinte douloureuse, les échanges avec un Jean-Pierre Léaud devenant presque fou, des plans en apesanteur avec Fanny Ardant (cette image incroyable de cette chambre d’hôtel dont la baie vitrée reflète tout un labyrinthe de réseau routier), la beauté irradiante de Laetitia Casta, séductrice sublimement filmée…
Il y a aussi ces scènes familiales où la sœur de Lee Kang Sheng s’effondre en larmes devant le réfrigérateur où elle fait le tri dans les aliments dont sa mère ne pourra plus jamais se nourrir. Cette cérémonie bouddhiste où on fait brûler le corps de la mère qui crée en même temps une correspondance avec celle plus chrétienne des feux de la Saint-Jean.
Ce déluge initial qui est la fuite d’eau la plus monumentale de tout son cinéma qui en comporte beaucoup et dont il nous dit qu’elle représente l’amour. L’amour pour sa mère cette fois à n’en pas douter…
On pourrait détailler chaque plan séquence, s’extasier devant leur beauté, leur inventivité, leur force. Il faudrait y consacrer un livre entier.
Voilà je ne sais pas qu’ajouter encore si ce n’est que c’est l’une des plus belles choses que j’aie jamais vue sur un écran. A voir et revoir à l’infini. Tsang Ming
Liang est un immense artiste que j’admire à chaque film un peu plus. Que nous réserve-t-il encore pour l’avenir ? je suis impatient…
St Jean-Baptiste (associé ici à Bacchus), atelier de Leonard de Vinci (
avec le cerf)