JOE'S GARAGEDans
Frank Zappa - chronique discographique,
Christophe Delbrouck consacre quelques pages à «
Joe’s Garage ». L’ouvrage est (était ?) édité en 1994 aux éditions Paralleles. Je pense qu’il est épuisé et pas réédité.
Je me permet donc d’en recopier ici ces pages…
Parallèlement à la sortie du double L.P.
Sheik Yerbouti, l’actuelle formation de Frank Zappa est assez sollicitée. Leur dernière tournée, de février à mars, a reçu un accueil des plus chaleureux des palais des sports de Lyon de de Montpellier jusqu’à ceux de Cologne et de Zurich. Après un passage éclair au Japon, en avril, le groupe travaille sur un opéra rock en trois actes.
En octobre,
Joe’s Garage Act I est distribué. Le mois suivant c’est au tour du double album ,
Joe’s Garage Act II & III de conclure cette boulimie de pressage.
Pour cet opéra, la palette instrumentale est constituée par F.Z. (guitare), Waren Cucurello (guitare rythmique), Denny Walley (slide guitar), Peter Wolf (claviers), Tommy Mars (claviers), Arthur Barrow (basse), Ed Mann (percussions) et Vinnie Colaita (batterie). Patrick O’Hearn participe à « Outside Now » et Graig Steward (harmonica) intervient dans le premier acte. Concernant Graig Steward son vœux est exaucé :
FZ :
Il est venu auditionner à l’époque de Roxy & Elsewhere. Il était déjà excellent, mais il ne pouvait pas apprendre ses parties assez vite, pas aussi vite que George Duke et les autres, il nous ralentissait. Je lui ai dit « rentre chez toi, travaille et rappelle moi dès que tu te sens prêt » Six ans plus tard, c’est donc chose faite.
Pour illuster un livret très riche en dialogues, une vingtaine de rôles sont distribués.
FZ incarne à la fois Larry, Father Riley, Buddy Jones et partage les interventions avec L. Ron Hoover, à travers le personnage du Central Scrutinizer, Ike Willis est Joe, Terry Bozzio est Bald-Heated John, Dale Bozzio est Mary, Denny Walley est Ms Borg et Al Malkin est l’officier de police Butzis. Les autres rôles plus épisodiques sont joués par Ed Mann, Waren Cucurello, Marginal Chagrin, Stumuk, George Hormel ou encore Barbara Isaak.
Musicalement, Joe’s Garage differe des dernières productions par un partage entre un retour aux sources rythm’n’blues et certains courants plus actuels, du funk au reggae.
Act I : A l’énoncé des deux premières scènes, le ton est donné.
A travers l’image de Joe, un héros musicien, il s’agit d’une parabole sur la vie d’artiste, sur la marginalité et l’anticonformisme en général, mis en accusation par le narrateur, Central Scrutinizer, une sorte de robot humanoïde à la conscience juridique affirmée. L’histoire débute dans le garage des parents de Joe. Celui-ci s’y enferme tous les après-midi pour travailler sur sa
Stratocaster et, tous les jours, il joue la même chanson.
Son père en devient fou et tout le quartier entend régulièrement sa mère crier « turn it down ». Les premières scènes ressemblent fort à des séquences autobiographiques (dans son garage, Joe n’accepte pas le LSD). Lorsqu’avec son groupe, le héros se sent prêt pour une carrière, il invite une vingtaine de filles pour fêter l’évènement. Ensuite il tente sa chance au Go-Go Bar.
A la fin de chaque épisode, The Central Scrutinizer expose les méfaits de Joe grâce aux témoignages de Ms Borg, la voisine. Fatiguée de tout ce bruit, elle se plaint auprès de l’officier Butzis («
je ne comprends pas, c’était un gentil garçon. Avant il tondait ma pelouse… »).
Les premières confrontations de Joe avec la police ainsi que l’inimitié du quartier à son égard, ne sont en fait qu’une transposition de la vie au studio Z. La suite possède un sens propre à Zappa, mais perd toute trace biographique s’attarde sur les promesses pour devenir de plus en plus scabreuse. Joe rencontre Mary, sa première petite amie, dans un couvent («
Catholic Girls »). Sous des allures très pieuses, Mary est en fait complètement nymphomane et l’histoire s’attarde sur ses prouesses («
Crew Slut »).
Celles-ci sont exprimées crûment et vont faire « vibrer » immédiatement le Parent’s Music Resource Center ainsi que l’église catholique. Mary fait croire à Joe qu’elle se rend à l’église mais profite de ses escapades pour devenir une groupie.
Zappa se sert d’elle pour dénoncer l’absurdité du phénomène, mais il reste très flou sur leur rôle dans ses propres tournées.
FZ : « Dans toutes les salles de concert, vous rencontrez des filles qui viennent pour sauter les musiciens et qui se contrefichent de ce que vous pouvez jouer. Elles font partie des meubles… Personnellement, ce genre de filles ne m’intéresse pas. »
Mary suit différents groupes dans tout le pays pour assouvir sa passion. A Miami, elle participe à un concours de T-shit mouillés («
Wet T-shirt Nite ») et y retrouve le père Riley, l’administrateur de son couvent, en présentateur paillard sous le nom de Buddy Jones.
B. Jones: «
Our big prize tonight is fifty american dollars to the girl with the most exciting mammalian protuberances. »
Mary : «
Here, I am ! »
B Jones : «
Whoopee! And here comes the WATER!... Let the guys get a good look at ya honey!...L’action est introduite par des sequences orchestrales virevoltantes (Ed Mann y est excellent au marimba) qui deviennent funky lorsque le show est entamé, au milieu des réactions enflammées des spectateurs. Prévenu du succès de sa petite amie, Joe s’acoquine avec Lucille («
Why Does It Hurt When I Pee ? »), une délicieuse personne mais qui lui refile une maladie vénérienne.
Joe : «
Pourquoi j’ai mal quand je vais pisser ? J’ai les couilles comme une paire de maracas… »
La fin est une reprise de Jeff Simmons («
Lucille Has Messed My Mind Up ») modifiée en reggae.
Joe y exprime ses dilemmes : pour être efficace dans sa musique il va devoir d’attarder un peu moins sur la sexualité.
Même si Frank Zappa continue de donner un caractère plus simplifié à sa musique (la plupart des morceaux seront d’ailleurs des succès en simple), ses mélodies conservent leur originalité.
Les orchestrations sont épurées mais efficaces comme dans «
Wet T-shirt Nite » et «
Why Does It Hurt When I Pee ? ». Les trames rythm’n’blues s’entremêlent avec des tempos funk. Arthur Barrow y adopte à l’occasion des lignes de basse en slap.
Mais le principal élément de nouveauté concerne l’utilisation du reggae. Ce choix, déjà adopté sur scène en 1978, va prendre une ampleur croissante l’année suivante soit comme support aux improvisations, soit comme tremplin idéal pour remettre à jour quelques morceaux doo-wop issus du répertoire des Mothers of Invention.
Les sonorités des guitares sont également très diversifiées. Zappa reste le principal soliste (sur «
Toad-O line ») et alterne différents effets en rythmique par opposition au son clair de Warren Cucurullo ou de Denny Walley.
Act II & III : L. Ron Hoover, le producteur de Joe («
A Token Of My Extreme »), lui demande de ne plus jouer cette musique « avec toutes ces sales notes », de changer de langage et de lui donner au moins une seule bonne chanson. «
Stick It Out » enchaine alors sur un tempo disco.
Les textes, écrits par Joe dans les toilettes, sont grossièrement détournés. Le premier couplet se transforme, de «
Fuck me », en «
fich me » mais Joe retombe dans ses travers et termine par : «
Fuck me, you ugly son of a bitch » « Stick It Out » est en réalité un thème extrait de la trilogie « Once Upon A Time » de 1971
Dans « Sy Borg » Joe se lie avec le fils de Ms Borg. Tous les deux se découvrent une même passion pour la luxure. L’histoire reprend alors un mode lubrique, tandis que l’accompagnement évolue sous une forme très apaisée et donne l’occasion d’un excellent chorus à Tommy Mars.
Pour avoir joué de la musique illégale, Joe est arrêté puis emprisonné ‘ »
Don’t Work For Yuda »). Le père Riley est l’aumonier de la prison, caché sous un autre pseudonyme, Fhater Riley B. Jones. Ce dernier organise des orgies homosexuelles pour faire expier leurs fautes aux détenus («
Keep It Greasy »).
Lorsqu’il est libéré, Joe a gardé toute sa raison. Il est maintenant devenu très cynique et se retrouve totalement exclu dans sa ville entrée en décadence, où la bonne musique est désormais interdite. Il se met à errer, à la recherche de musiciens, condamnés à disparaître ou à jouer que ce qui est permis.
Les dernières scènes sont des rêveries, où Joe se remémore son passé. Pour les illustrer, Zappa exécute quelques magnifiques solos : «
Outside Now », «
He Used To Cut The Grass », «
Packard Goose », et «
Watermelon in Easter Hay ».
Tandis que Joe est perdu dans ses pensées, Mary ressort de son imagination pour l’aider à se reprendre:
«
Tu te rappelles de moi ? Ecoute…
l’information n’est pas la connaissance,
la connaissance n’est pas la sagesse,
la sagesse n’est pas la vérité,
la vérité n’est pas la beauté,
la beauté n’est pas l’amour,
et l’amour n’est pas la musique. »
Music is the bestL’épilogue est constitué par une chanson volontairement ringarde (écrite pour Lather) et intitulée «
A Little Green Rosetta ».
Zappa prend la parole, cette fois en son nom :
«
Mes musiciens sont vraiment excellents, mais personne ne va s’en rendre compte avec cette musique. Les gens qui vont acheter ce disque vont dire que cette chanson est de la merde. C’est vraiment une chanson stupide, mais j’aime ça ! »