Séfarade d’Antonio Muñoz Molina (traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon)
Le livre est dédié à quatre jeunes auxquels l’auteur souhaite « de vivre avec plénitude les romans à venir de leurs vies ».
Et en exergue, Muñoz Molina met cette citation du Procès de Franz Kafka :
« Oui, dit l’huissier, ce sont des accusés, tous ceux que vous voyez là sont des accusés. »
« Vraiment, dit K., ce sont donc mes collègues. »
Il fut un temps, j’ai eu une grande affinité pour les écrivains espagnols. Mais lire un auteur comme Antonio Muñoz Molina, n’est-on pas en droit de se demander s’il est un écrivain espagnol ? Les frontières ont-elles encore une raison d’être avec un humaniste comme lui ? Justement dans Séfarade Antonio Muñoz Molina explore ces frontières multiples, entre traditions nationales et culture universelle, entre le moi et l’autre, entre réalité et fiction.
Le livre se compose de dix-sept chapitres, tantôt des courts essais, tantôt une petite documentation, ou alors un carnet de lectures ou la quintessence, semble-t-il, de recherches sur la vie de personnes comme Kafka, Primo Levi, Victor Klemperer, Jean Améry ou Evguénia Guinzbourg. Quel mélange de genres, ou est-ce simplement une méthode de préservation de la mémoire ?
Séfarade est un livre de témoignages. « Il y a des gens qui ont vécu ces choses-là : rien de cela n’est encore perdu dans l’amnésie absolue celle qui tombe sur les actions et les êtres humains quand meurt le dernier des témoins qui y a assisté, le dernier qui a entendu une voix, qui a soutenu un regard. » (p. 154, souligné par moi. Les références renvoient à l’édition de poche Points #P1387.)
C’est un livre des derniers témoins mais pas uniquement dans le contexte espagnol, c’est toute l’Europe et au-delà, l'Amérique, dont Muñoz Molina reflète les périodes de persécution et de répression : « Il n’en restera rien quand ma génération se sera éteinte, personne pour se rappeler, à moins que certains d’entre vous ne répètent ce que nous leur avons raconté. » (p.392) Séfarade est aussi un livre qui cherche à démontrer la nécessité de la mémoire historique, du souvenir.
« Tu es
Tu n’es pas une personne unique, et tu n’as pas une histoire unique… » (p.354)
Voici comment débute un des chapitres de Séfarade. Le Je est collectivité, d’après l’auteur. Les souffrances de la guerre civile espagnoles ne diffèrent pas des atrocités de l’Allemagne nazie.
« Tu es ce que les autres voient en toi et tu te transfigures devant leurs yeux… » (p.367) Ça sonne familier à ceux qui ont lu Réflexions sur la question juive où Sartre affirme que le Juif n’est juif que par le regard de l’autre.
Cependant Antonio Muñoz Molina va au-delà, il ajoute les identités rêvées et désirées aux identités passées et aux expériences vécues. « Tu es chacune des différentes personnes que tu as été, et aussi celles que tu t’imagines pouvoir être, et chacune de celles que tu n’as jamais été, et celles que tu désirais ardemment être et que, maintenant, tu te félicites de n’être pas devenu. » (p.355)
Dans ce chapitre « Tu es » Antonio Muñoz Molina s’adresse à son lecteur à la 2e personne du singulier. Le contexte montre clairement que l’auteur pense que chaque personne peut passer d’un moment à l’autre de témoin à victime. Et le dernier paragraphe de ce chapitre l’illustre magistralement :
« Tu es Jean Améry qui regarde un paysage de prés et d’arbres par la fenêtre de la voiture qui l’emporte vers la prison d’une caserne de la Gestapo, tu es Evguénia Guinzbourg qui entend pour la dernière fois le bruit particulier que fait en se fermant la porte de sa maison où elle ne reviendra jamais, … Tu est celui qui regarde sa normalité perdue depuis l’autre côté de la vitre qui l’en sépare, celui qui par les fentes entre les planches d’un wagon de déportés regarde les dernières maisons de la ville qu’il avait cru sienne, où jamais il ne reviendra. »
Où en veut venir l’auteur ? Pourquoi en fait, ce titre Séfarade, le nom d’un peuple en Espagne qui en 1492 avait été fermement invité d’immigrer ? D’après moi, tout tourne autour de cette question d’identité. L’auteur fait un appel primordial à la tolérance. Car, qu’aurait été l’Espagne en 2001, année de parution de Séfarade, sans cette saignée humaine quatre cent ans plus tôt ?
Merci, topocl, de m’avoir permis d’apprécier un nouvel aspect de l’œuvre d’Antonio Muñoz Molina. Tout l’avantage de la chaîne-lecture est là.