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Parfum de livres… parfum d’ailleurs
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Erika Julia Hedwig Mann, née le 9 novembre 1905 à Munich, morte le 27 août 1969 à Zurich, fille aînée du romancier allemand Thomas Mann et de Katia Mann, est une femme de lettres, comédienne et chanteuse allemande. Source : Wikipédia
kenavo Zen Littéraire
Messages : 63288 Inscription le : 08/11/2007
Sujet: Re: Erika Mann Sam 1 Déc 2012 - 10:21
/ Rundherum, Abenteuer einer Weltreise / À travers le vaste monde
Citation :
Présentation de l'éditeur Le 7 octobre 1927, les " enfants terribles " de Thomas Mann, Erika et Klaus, quittent Rotterdam pour New York. Elle a vingt-deux ans, lui vingt et un. Après divers échecs personnels, ils entreprennent ce tour du monde de neuf mois pour être réunis, mais aussi pour faire parler d'eux en profitant de la célébrité de leur père, bientôt prix Nobel de littérature. Ils demeurent six mois aux Etats-Unis puis découvrent Hawaii, le Japon, la Corée et l'Union soviétique. L'apparente insouciance de ces deux jeunes gens qui s'amusent à se faire passer pour des jumeaux est à l'image de ces années d'avant la crise économique et les dérives fascistes, mais ils n'en comprennent pas moins que l'Europe, " si minuscule vue du Kansas ou de Corée, n'est pas le monde ".
Erika n’était pas une romancière comme son père Thomas, oncle Heinrich ou son frère Klaus, mais elle a co-écrit avec ce dernier deux livres de voyage. Celui-ci et Le livre sur la Riviera ou ce qui n'est pas dans le Baedeker, tous deux pas des « guides » de voyage à faire, mais plutôt un assemblage de choses vues, personnes rencontrées…
Surtout en considérant l’âge des deux lors de ce voyage « autour du monde » c’est tout à fait compréhensible qu’on ne va pas trouver une étude profonde sur les différents pays visités, mais c’est plein d’énergie, de curiosité et surtout écrit si bien qu’on se réjouit de voyager avec eux.
Le volet du séjour en Amérique (qui dure le plus de temps et prend presque deux tiers du livre) il y a à côté de descriptions des villes et paysages vus un « who is who » de l’intelligentsia des fins d’années 20 en Amérique. Et on ne peut pas s’étonner qu’ils soient tous les deux lettrés et savent citer et se rappeler de lectures faites en parcourant les différents pays.
J’ai lu Le livre sur la Riviera ou ce qui n'est pas dans le Baedeker avant celui-ci et je retiens la même impression d’une agréable lecture qu’on puisse faire entre-deux et qui garde tout son charme, même avec toute la distance du temps il y a quand même encore aujourd’hui un intérêt dans ces textes.
J’aime mieux la couverture du livre allemand, on a reproduit l’image avec laquelle ils ont fait la publicité en Amérique pour leurs cours qu’ils ont donné pour financer leur voyage : ils s’étaient annoncés comme « les jumeaux Mann »
kenavo Zen Littéraire
Messages : 63288 Inscription le : 08/11/2007
Sujet: Re: Erika Mann Dim 2 Déc 2012 - 11:55
/ Wenn die Lichter ausgehen / Quand les lumières s’éteignent
Citation :
Présentation de l'éditeur Dans ce document d’époque, unique en son genre, Erika Mann observe le destin des habitants d’une petite ville allemande, de l’arrivée au pouvoir de Hitler à la toute-puissance du régime nazi. En dix nouvelles entrelacées, toutes basées sur des faits réels, se dresse le tableau d’une société confrontée à la terreur, à la dénonciation et à l’antisémitisme.
D’abord un aspect en dehors de ma lecture : étant qu’Erika Mann était Allemande, j’ai acheté ce livre en allemand, mais quelle surprise d’ouvrir le livre et de voir « traduit en allemand par… » ?? C’est seulement à ce moment que je vois que la version originale est en effet anglaise « The Lights Go Down » et curieusement elle ne l’a jamais traduit en allemand. Ce n’est qu’en 2005 (!!) qu’une version allemande a été publiée.
Je trouve assez étrange que le public allemand n’a pas eu accès aussi longtemps à ce livre qui est quand même d’une qualité rare et exceptionnelle. Elle montre « l’horreur » de la vie quotidienne pour des gens tout à fait normaux, qui sont de bien braves citoyens qui ne font que suivre les règles et lois qui leur sont imposées. Et même en essayant de suivre tout à la ligne, ils ne parviennent pas à rester en dehors de troubles parce qu’il régnait vraiment la paranoïa, tout le monde espionnait tout le monde et même un petit fait comme ne pas sortir le drapeau pouvait amener à un premier avertissement.
Sans pointer avec l’index moral, Erika Mann arrive à raconter dans une écriture très fluide des faits (tous réels, c’est parfois hallucinant et on doit se le dire plusieurs fois pendant la lecture) qui se sont passés lors des « années noires » en Allemagne. Décidément une lecture très intéressante et qui reste tout à fait d’actualité !
Citation :
Un livre qui n’a rien perdu de son actualité en gagnant en universalité. Pierre Deshusses, Le Monde.
tina Sage de la littérature
Messages : 2058 Inscription le : 12/11/2011 Localisation : Au milieu du volcan
Sujet: Re: Erika Mann Mer 29 Mai 2013 - 13:56
À travers le vaste monde
Livre lu et apprécié pour ce qu'il est : un étourdissant périple accompli par deux jeunes personnes cultivées, brillantes et très lucides. Je retiens, comme toujours avec la famille Mann, la grande intelligence des remarques, notamment après le passage aux Etats-Unis.
Le problème du racisme a très bien été perçu et il y a un passage qui rêve et annonce une société sans conflits de couleurs de peau (on n'y est pas !) et sans conflits de classe. C'est assez naïf et en même temps très beau. Quand deux esprits aussi vifs et dénués de préjugés imaginent une humanité enfin en harmonie. Je peux éventuellement croire à un métissage progressif de la planète mais pas à l'abolition des castes. Jamais.
Le regard sur l'Amérique de 1928 est très percutant : comment le matérialisme gangrène tout, notamment les religions. Comme avec cette Aimée Mc Pherson, avec son look de star et son temple de l'Angélus. Une diva des prêches (et du mensonge). La démesure de ce pays, qui est en représentation en permanence avec son goût du spectacle et de l'exhibitionnisme (moyennant quelques dollars tout de même) et en même temps très dynamique. Une imposture dorée.
Remarques aussi sur la perception du temps, quand on voyage. Qui semble être constitué d'une autre substance, tantôt élastique, tantôt évanescente.
La Russie "prolétaire" montre, elle, en revanche, son indigence, non sans fierté.
Bref, tant de pays metteurs en scène de leur idéologie.
Comme tu dis Kenavo, tout ça est d'actualité. Je regardais encore ce matin les photos de Kim Jong-Un, projetant de créer une station de ski !!
L'humanité : une vieille actrice décatie.
shanidar Abeille bibliophile
Messages : 10518 Inscription le : 31/03/2010
Sujet: Re: Erika Mann Mer 29 Mai 2013 - 21:35
Ayant énormément apprécié Le Tunnel de Klaus Mann, je pense que je vais me laisser tenter par l'œuvre d'Erika...
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Erika Mann Lun 26 Mai 2014 - 11:40
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Citation :
"Faits" Remarque préliminaire d'Erika Mann
A la recherche d'un titre qui corresponde au contenu, l'auteur de ce livre, Erika Mann, voulait l'intituler "Faits". Car les histoires, les tragédies, les personnes, les événements, les conséquences, les lois, les statistiques et les discours - tels qu'ils sont présentés ici - reposent tous, sans exception, sur des faits. Ce sont des "faits" : rien n'est imaginé, tout s'est réellement produit, et il n'y pas un seul incident dont l'auteur n'ait eu connaissance, soit par les intéressés eux-mêmes, soit par des témoins dignes de foi.
L'original allemand de cet ouvrage, rédigé en exil, semble à jamais perdu. En 1940, il fut traduit en anglais par le Roumain Maurice Samuel, et, en 1942, Cesar August Jordana, qui avait lui-même fui la dictacture de Franco, en effectua une traduction espagnole à partir de la version américaine. Quant à la première version française, publiée sans nom d'auteur, elle parut partiellement entre 1939 et 1943, sous le titre "Ténèbres sur L'Allemagne". "La nouvelle traduction française a été effectuée à partir de la version allemande au miroir des traductions américaines et espagnoles." Le sous-titre allemand "Histoires du III ème Reich", ne figurant pas dans la traduction de Maurice Samuel, il a été supprimé de la nouvelle version française, afin de lui restituer son caractère universel sur les mécanismes des totalitarismes.
Sur fond de décor d'une petite ville universitaire, "Quand les lumières s'éteignent" se compose d'un récit introductif et de dix chapitres où se croisent et s'entrecroisent les destins de citoyens ordinaires, issus de milieux variés, pris au piège du système totalitaire, insidieusement ou explicitement, instauré par le régime nazi. Sous son apparente quiétude, la ville est habitée par une population en proie à la lassitude, au découragement, à l'incompréhension, à la peur de la délation, à la peur grandissante du spectre de la guerre agité par la propagande nazie, quand elle ne s'adonne pas au fatalisme. De fait, si les habitants adhèrent à l'idéologie national-socialiste, ils le font en une totale méconnaissance du véritable dessein du parti NS, la plupart s'accommode de cette idéologie par absence d'intérêt, par lâcheté, par opportunisme, par carriérisme ou par indifférence.
Chaque chapitre, illustré par une supposée image d'Epinal de la ville - illustrations de John O'hara Cosgrave, tirées de l'édition originale - est précédé par le commentaire touristique d'un guide imaginaire, habile procédé de mise en lien entre chaque chapitre assurant la forme continue d'un roman. Puis, dans la tradition du théâtre forain, le narrateur invite le lecteur à visiter l'envers du décor, à vivre la quotidienneté des citoyens confrontés aux nouvelles règles et lois de l'appareil nazi, à pénétrer dans l'intime cheminement de leurs réflexions qui, pour la plupart d'entre eux, les conduit à la prise de conscience du danger physique qui les menace, menace leurs alter ego, ou à la conclusion que la politique belliciste du gouvernement ne peut qu'obérer l'avenir de leur pays. A ceux-là, hors le suicide, une seule et unique planche de salut : la fuite à l'étranger, l'exil.
Au fil des chapitres, le narrateur met à jour les rouages de la mécanique totalitaire fondée sur des lois abitraires régissant tous les secteurs sociétaux - Erika Mann a étayé ses chroniques d'extraits de documents, d'articles de journaux, de discours, toutes sources historiquement authentiques -, la lente et inexorable nazification du pays et des esprits s'opère par l' application des lois anti-juives votées à Nüremberg, par la mainmise sur la politique familiale, sur la justice, la santé, la religion, l'agriculture, l'industrie, l'artisanat, la presse, la vie culturelle, l'enseignement scolaire, l'alimentation, jusqu'au contrôle du sport et des loisirs, car tous les citoyens se doivent de sacrifier aux exigences du III ème Reich totalement investi dans l'accélération du programme de réarmement de l'Allemagne.
Autres rouages indispensables pour instaurer la terreur, faire naître la défiance de l'autre, du voisin, de son propre conjoint, de son propre enfant, tous potentiels délateurs, et faire plier le citoyen : le réseau de renseignements au maillage très dense - l'espionnage, le fichage et le rançonnage des citoyens est assuré par les "blockwarts" (surveillants de pâtés de maison), qui eux-mêmes réfèrent à un chef de cellule -, et l'appareil répressif qui se charge des récalcitrants : prison, camp de concentration, assassinat par les membres de la SA ...
En bref ! Erika Mann nous livre une galerie de personnages qui ne compte ni de fanatiques criminels ni d'odieux antisémites ni d'héroïques résistants, mais une communauté de gens ordinaires dont certains n'ont pas mesuré les tragiques conséquences de leur adhésion au régime nazi, tandis que d'autres, plus lucides, se sont courageusement élevés contre leur asservissement programmé. Dans cet ouvrage d'un effroyable réalisme, qui fait autant appel à l'émotionnel qu'à l'intellect, et qui s'achève sur une faible lueur d'espoir, tout lecteur pourrait s'identifier à cette communauté, se posant la question de savoir comment il se serait comporté en de telles circonstances. Quel cauchemar !
Récit introductif :
Années 30, un touriste américain se promène dans une petite ville pittoresque de 120 000 âmes du sud de l'Allemagne, où il lui paraît d'emblée faire bon vivre "Aucun signe de peur, nulle part. Je déteste ces ragots [...] je déteste ces formules stupides sur la "Terreur de la dictature". Ce Hitler a fait de grandes choses et, même s'il exige de gros sacrifices des Allemands, ces derniers n'en laissent rien paraître. Comme c'est joli, ces drapeaux rouges. La croix gammée flotte même au-dessus de la petite boutique aux images pieuses". Le cours tranquille de sa déambulation dans ce décor romantique de carte postale s'assombrit peu à peu - braillement du discours du Fürher dans des hauts-parleurs, bruit de bottes et rencontre inquiétante de deux S.A - sans qu'il n'en tire de conclusions hâtives. A l'auberge de Monsieur Schindhuber, il fait la connaissance de Frau Murks, une femme assignée aux exercices de la Défense aérienne de nuit, qui, entre crainte de la délation et ferveur patriotique, lui semble tenir un double discours, tandis qu'il lui paraît déceler chez l'aubergiste une pointe de critique railleuse sur la situation économique du pays. Puis, après sa discussion avec un chauffeur de taxi, dans l'esprit de ce touriste dépeint par Erika Mann, non sans ironie, à la manière d'un faux-naïf, la perplexité fait place au doute.
Notre ville
La vie dans notre ville suivait son cours. La vieille place du marché aux maisons colorées encerclant la statue équestre n'avait pas changé au cours des siècles. Au visiteur de passage s'offrait un tableau paisible et envoûtant.
Extraits :
Citation :
Alors seulement les SA remarquèrent son accent étranger . "Je vous demande pardon, dit le premier. vous êtes étrangers, nous n'avions par remarqué. Nous sommes de service cette nuit et nous recherchons les passants qui n'écoutent pas le discours de Fûrher" L'étranger sourit [...] supposons que je sois allemand et que vous m'ayez pincé, que me serait-il arrivé ?" Le SA haussa les épaules. "A vrai dire pas grand chose, dit-il. nous vous aurions conduit au poste. Il y a une radio, et là vous auriez pu écouter le discours. Nous vous aurions laissé partir avec un avertissement. Bien sûr, ce type d'avertissement n'est pas anodin. A l'avenir, au plus petit incident de ce genre - quelqu'un vous soupconne et vous dénonce, par exemple -, vous seriez bon pour le camp de concentration ! Et .." (P.45)
Citation :
La chauffeur de taxi soupira. "J'ai trois enfants, continua-t-il, et chaque jour je peux m'attendre à être liquidé. "Liquidé !" Vous savez ce que ça veut dire ? Il y a trop de chauffeurs dans la ville et pas d'essence. Et ils ont besoin de main-d'oeuvre pour la ligne Siegfried. Chaque jour, je peux être envoyé très loin de ma famille pour travailler aux installations de défense. [...] Je ne suis pas prussien, et ce n'est pas non plus mon métier de construire des fortifications, je suis un chauffeur bavarois !" (P.56)
Citation :
" Et s'il vous plaît, ne dites à personne que j'ai un peu trop parlé. Si on ne se soulage pas quelquefois, on éclate. Et quand le client est un étranger, on n'a pas aussi peur. Si vous me dénoncez, je suis perdu" (P.57)
Citation :
Ses rêves, confus et entremêlés, se succédaient : un chien indigné aboyait des chiffres; une femme, fabuleusement vieille et de taille gigantesque, tenait une lance d'incendie ; une homme, en uniforme de chauffeur, était enfoncé jusqu'au menton dans une tranchée, tandis que les balles sifflaient à ses oreilles. Un charmant village de montagne, de la taille d'un jouet, s'offrait à la vue de l'étranger lorsqu'une main immense s'éleva et le recouvrit. De l'étoffe rouge que la main avait étendue sur le village s'éleva une croix gammée, noire, épaisse, volumineuse, gigantesque, qui se transforma en un point d'interrogation. Et de nouveau le chien aboya des chiffres ... L'étranger enfouit son visage dans l'oreiller. Il gémit dans son sommeil.(P.59)
Chapitre 1 :
"A la suite d'une regrettable erreur ... "
A l'un des angles de la place, il y a une petite boutique. Dans la vitrine éclairée, une Madone gothique, à l'air serein, les mains paisiblement levées, bénit les passants.
Marie et Peter, fervents nationaux-socialistes, sont fiancés. Suite à une courte absence de la ville, Marie est soupçonnée à tort d'avoir eu recours à l'avortement. Les parents de Marie sont arrêtés, et Peter est exclu de la Ligue national-socialiste des Etudiants. Ils sont cités à comparaître devant le tribunal. Ils se savent perdus : ils se suicident. Ils sont lavés de toute accusation, le jour du procès. Le juge : " A la suite d'une regrettable erreur, l'Etat national-socialiste a perdu deux vies pleines d'espoir et de bonne volonté, conclut-il, Heil Hitler !".
Extraits :
Citation :
Le Reichsfürher-SS Himmler le disait l'autre jour de manière très nette : "Tout jeune Allemand en bonne santé commet délibérément un crime contre son peuple quand, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, il ne contribue pas avec quatre ou cinq enfants, à l'avenir de l'Allemagne" (P.68)
Citation :
[...] les idées de Monsieur Himmler avaient paru dans Das Schwarze Korps. "Traîtres à la patrie", "criminels" étaient les termes par lesquels il désignait tous ceux qui "ne suivaient pas l'appel impérieux de la nature" et voulaient avoir moins de quatre enfants. Puis il avait ajouté de manière surprenante : "Il faut avant tout que ces Allemands, qui veulent être un modèle de pensée et d'action, veillent à ce que la connaissance de ce danger pour la stabilité de notre nation ne reste pas lettre morte" Marie soupira et secoua la tête. En Allemagne, on liquidait les traîtres à la patrie sans autre forme de procès. (P.70)
Citation :
Lorsque, après trois jours d'absence, Marie se présenta pour le service à la Ligue des Femmes, la directrice la regarda d'un air sombre. "Alors vous étiez à Munich ? demanda-t-elle, mais il était évident qu'elle savait où Marie était allée. Marie acquiesça. "Espérons que cela ne va pas mal finir pour vous, continua la directrice. Mais Dachau aussi est un endroit charmant." (P.75)
Invité Invité
Sujet: Re: Erika Mann Lun 26 Mai 2014 - 14:06
Constance a écrit:
Autres rouages indispensables pour instaurer la terreur, faire naître la défiance de l'autre, du voisin, de son propre conjoint, de son propre enfant, tous potentiels délateurs, et faire plier le citoyen : le réseau de renseignements au maillage très dense - l'espionnage, le fichage et le rançonnage des citoyens est assuré par les "blockwarts" (surveillants de pâtés de maison), qui eux-mêmes réfèrent à un chef de cellule -, et l'appareil répressif qui se charge des récalcitrants : prison, camp de concentration, assassinat par les membres de la SA ...
J'ai lu il y a une quinzaine d'années Dix millions d'enfants nazis ; je n'en garde pas de souvenirs précis, mais cet aspect des choses m'avait vraiment marquée. Cet embrigadement des enfants, cette pression pour les amener à dénoncer leurs propres parents, et ces surveillants de quartier fouineurs au possible...
shanidar Abeille bibliophile
Messages : 10518 Inscription le : 31/03/2010
Sujet: Re: Erika Mann Lun 26 Mai 2014 - 21:31
merci pour ce rappel ô combien bienvenue !!
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Erika Mann Mar 27 Mai 2014 - 15:24
Armor-Argoat a écrit:
J'ai lu il y a une quinzaine d'années Dix millions d'enfants nazis ; je n'en garde pas de souvenirs précis, mais cet aspect des choses m'avait vraiment marquée. Cet embrigadement des enfants, cette pression pour les amener à dénoncer leurs propres parents, et ces surveillants de quartier fouineurs au possible...
Dans le premier récit, sous peine de punition par son instit' si elle ne s'astreint pas à cet exercice, la petite fille de l'aubergiste écoute et prend des notes du discours d'Hitler, qu'elle doit apprendre par coeur pour le lendemain, en vue d'un devoir. Et ce, sous l'oeil apathique de son père qui observe cette singulière méthode pédagogique avec un certain détachement. Je n'ai pas lu "Dix millions d'enfants nazis" toutefois, de ce que j'ai cru comprendre lors de la lecture de "La Psychologie de masse du fascisme (Wilhelm Reich)", la démission des parents, surtout celle du père par laxisme, par intimidation ou par légalisme au régime nazi, a permis au tyran moustachu ou à ses courroies de transmission de se substituer à l'image patriarcale, de lui confisquer son autorité en endossant symboliquement son rôle de transmetteur de valeurs morales et d'esprit critique. Je schématise car d'autres paramètres et mécanismes complexifient cette transposition.
Quant au surveillant de quartier, le Blockwart, à l'insu du citoyen lambda concerné ou de tout membre "camarade" du Parti suspect, il rédigeait et transmettait à son chef de cellule, l'Abschnittleiter, une enquête établie sur une vingtaine de questions, entre autres : "Attitude politique avant 1933 ? Comportement depuis l'arrivée au pouvoir des nazis ? Suspend-il le drapeau de la croix gammée à la fenêtre ? Sinon, pourquoi ? Quel journal lit-il ? Demi-Juif ? Juif ? Relations avec les Juifs ? Opposition passive ? Enthousiasme timide ? Coopération loyale ? Dévotion zélée ? " (Chapitre 2, p.96)
shanidar a écrit:
merci pour ce rappel ô combien bienvenue !!
Chapitre 2
Surveillance réciproque
Notre ville était affairée, joyeuse et normale. Après leurs courses, nos laborieuses ménagères aimaient à se rencontrer pour papoter. Malgré la fatigue et l'abattement que trahissaient certains visages, on ne pouvait déceler aucun motif d'inquiétude dans les commérages ininterrompus.
Il faut "Purger le commerce détail" car "L'Etat national-socialiste, poursuivait Das Schwarze Korps, n'a aucune raison d'assurer "la liberté d'exercer une profession" à ceux qui ont choisi une profession improductive", alors, pour respecter les inatteignables critères de rentabilité établis par l'état NS, qui lui permettront de conserver son commerce de produits coloniaux - thé, café et cacao - Hannes Schweiger triche, il falsifie ses comptes ... mais, au contraire du classique fraudeur fiscal, il gonfle son chiffre d'affaires pour payer plus d'impôts, afin de ne pas courir le risque d'être classé dans la catégorie des "entreprises sans profit" qui "ne pouvaient pas être soutenues plus longtemps par la communauté nationale." S'il accepte de fermer les yeux sur l'infidélité de sa femme, qui entretient une relation adultère avec le "blockwart", c'est dans l'espoir qu'elle ne le dénoncera pas pour son escroquerie à l'envers, mais combien de temps se taira-t-elle ... ? Et si son fils, qui moucharde tout aux Jeunesses hitlériennes, découvrait le trucage de ses comptes ... ? Alors, pour ne plus s'abîmer dans les affres de cette menace, Hannes Schweiger envisage de détruire la preuve de sa duperie, de se résigner à son sort, et de se préparer à l'inique fermeture de son commerce.
Extraits :
Citation :
Hannes Schweiger, le commerçant en faillite et l'expert en sciences économiques désemparé, cacha son visge entre ses mains. "Je ne suis pas juif, murmura-t-il, et il sursauta lorsque ses lèvres effleurèrent son poignet, et je ne suis pas non plus communiste, ni traître à ma patrie, et pourtant on veut m'anéantir. Pourquoi ?" (P.91)
Citation :
[...] il prit le vieux livre de commerce dans le tiroir. Avec prudence il cacha le corps du délit sous son manteau. Je dois le brûler, pensa-t-il. Ils descendirent l'escalier côte à côte. Il n'osa poser son bras sur les épaules de sa femme. Entre eux, la méfiance grandissait, un sentiment sale et paralysant. Elle les accompagna dans les rues jusque chez eux, y entra, rampa dans le large lit où ils étaient couchés si loin de l'autre, comme si un abîme les séparait. (P.100)
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Erika Mann Jeu 19 Juin 2014 - 11:41
Quand les lumières s'éteignent
Chapitre 5
A la mémoire d'un héros
Comme c'est le cas dans une ville bombardée, la vie continuait dans la nôtre. De jeunes SS, sanglés dans leurs uniformes élégants, défilaient dans les rues en ordre parfait. Personne ne pouvait soupçonner que quelque chose n'allait pas - bien qu'une légère odeur de brûlé flottât dans l'air.
Entré dans la police en 1919, à l'âge de vingt-deux ans, Franz Deiglemeyer a adhéré par patriotisme au NSDAP, son espoir en l'avenir reposant alors sur la promesse d'Hitler de restaurer le prestige de l'Allemagne. A l'été 1938, ses excellents états de service lui valent d'être nommé chef de la Gestapo locale et également commandant du camp de concentration pour opposants au régime, attenant à la ville, où il y accomplit sa tâche sans état d'âme, en homme de devoir, d'autant qu'il traite ces citoyens dits récalcitrants avec le respect dû aux "prisonniers politiques", et ce, quelles que soient leurs idées politiques et leur religion. Quant à la question juive, il est plutôt en accord avec l'idée qu'il faille limiter l'influence et la croissance démographique des Juifs, toutefois, bien qu'il s'interroge sur la manière d'y parvenir sans que les Juifs ne soient floués, il fait confiance aux dignitaires du parti sur les moyens à mettre en oeuvre pour résoudre cette question, dans le respect du droit. De fait, quoique pourtant préoccupé depuis quelque temps par le culte idolâtre voué au Führer et par la soumission inconditionnelle imposée au peuple par les caciques du régime nazi, Franz Deiglemeyer s'accommode de la situation ... jusqu'au 10 novembre 1938, date à laquelle il reçoit par téléphone le message suivant " Ordre est donné d'arrêter les Juifs influents et aisés, de sexe masculin, de nationalité allemande, d'un âge pas trop avancé et qui paraissent en bonne santé. C'est de manière confidentielle que les administrations locales doivent transmettre par téléphone l'ordre formel de raser les biens des Juifs de nationalité allemande. Dans ces cas, la police n'a pas à intervenir. Il est permis d'incendier les maisons quand il n'y a aucun danger que le feu se propage. [...] Le nombre total de Juifs à arrêter est d'environ 500" , et qu'il se refuse à se faire le complice de cette abomination, au péril de sa vie et de celle de sa famille, mais avec la certitude d'agir en homme juste "Le chef de la Gestapo Deiglemeyer endossa des vêtements civils, enfonça son chapeau bas sur son front et se glissa jusqu'à la cabine téléphonique de la place du marché. Il tira de sa poche la feuille avec les noms et les adresses des citoyens juifs qui, d'après les informations du commandant local des SA, devaient être arrêtés le lendemain. Il appela chacun d'entre eux. Il se nommait car il savait que cela inspirerait la peur et la confiance. Il donnait avertissements et instructions. - Avez-vous un passeport ? demandait-il. Non ? Présentez-vous cet après-midi à la Gestapo, pièce numéro 6. Je vous donnerai un passeport. Il dut passer de nombreux appels, et il changea une douzaine de fois de cabine téléphonique pour ne pas attirer l'attention."
Puis, dans les heures qui suivent, Franz Deiglemeyer établit des passeports pour les Juifs du camp de concentration et les fait rapidement libérer, et, désobéissant aux ordres, il déploie toute son énergie à empêcher les pillages et les incendies des maisons des Juifs, envoyant des brigades de police sur les lieux, avec pour instruction de faire usage de leurs armes sur les membres des SA, en cas de nécessité. Le 12 novembre, il est contraint à la fuite pour échapper à l'inévitable arrestation et au jugement pour haute trahison. En Suisse, il est arrêté car sans papiers. Malgré la mobilisation de nombreux Juifs réfugiés - témoignagnes écrits sur le rôle de sauveur joué par Deiglemeyer - , malgré l'intervention du Comité juif aux Réfugiés, malgré la lettre de Franz Deiglemeyer décrivant la réalité de sa situation et les risques encourus si le gouvernement suisse le remet aux autorités allemandes, la Suisse croit, ou feint de croire le consulat allemand qui affirme par écrit qu'"il n'y avait, en Allemagne, rien contre le citoyen Franz Deiglemeyer", un "cas entièrement non politique" ... l'asile politique lui est refusé : " Franz Deiglemeyer fut livré aux autorités nazies."
La conduite d'un courage exemplaire de ce chef de la Gestapo, dictée par sa conscience et sa haute idée de la morale, rappelle que nombres d'allemands ont péri pour avoir refusé l'innommable, et que, en de pareilles circonstances, certains êtres sont prêts à payer de leur vie pour défendre leurs valeurs fondées sur le respect de la personne humaine.
Extraits :
Citation :
Les 9 et 10 novembre 1938, dans notre ville et dans toutes les villes du Reich, l'enfer se déchaîna. Flammes, ruines, sang et larmes - un ordre transforma en monstres de petits groupes de ruffians, criant à tue-tête, volant, maniant le fouet - des jeunes de moins de dix-huit ans. Les pires unités de SA vinrent en camion mettre le feu aux synangogues. Ils avaient des haches et des pioches et prirent l'ordre au mot : ils firent main basse sur les biens des Juifs de notre pays et les rasèrent. (P.147)
Nuit de Cristal : Le petit peuple berlinois donnera à ces premières violences antisémites planifiées en Allemagne le nom poétique de "Nuit de Cristal" (en allemand Reichskristallnacht), en référence aux vitrines et à la vaisselle brisées cette nuit-là. Du 9 au 10 novembre 1938 un gigantesque pogrom détruisait des milliers de biens appartenant à des Juifs, une centaine de personnes furent assassinées, des centaines moururent des suites de leurs blessures, des centaines préférèrent se suicider, et 30 000 d’entre eux furent arrêtés puis déportés en camp de concentration. Comble du cynisme nazi: suite au pogrom, la communauté juive fut taxée d'une énorme amende pour cause de tapage nocturne. Pour les nazis, cette "Nuit de Cristal" constitue la première étape vers "la solution finale"
Citation :
Ses supérieurs le soutenaient; ils l'avaient promu; ils lui avaient conféré du pouvoir. Mais il n'avait pas réalisé quel pouvoir il avait de faire le Bien et le Mal.[...] Pendant de longues heures tourmentées, Franz Deigelmeyer de la police secrète d'Etat combattit contre lui-même jusqu'à ce qu'il se décide à contrecarrer ces ordres. Je ne peux pas, se disait-il. C'est effrayant et terrible. Je ne peux en endosser la responsabilité. Je ne peux pas, et je ne le veux pas non plus. (P.152 et P.153)
Citation :
Le 10 novembre passa, puis le 11; il ne s'était rien passé de décisif. Les dégâts occasionnés par les "actions" dans notre ville étaient peu importants, en comparaison de ce "qu'ils" avaient planifié. Bien sûr, la synagogue n'existait plus. certains magasins et usines étaient aussi en ruines. Il n'avait pas toujours été possible aux brigades de police d'arriver à temps sur les lieux. mais les hommes, pensait le fonctionnaire de la police, les hommes étaient sauvés. Même si tous ne l'avaient pas été. (P.156)
Citation :
Sa dernière lettre, écrite en prison à quatre heures et demie du matin, est un document taché de larmes. L'écriture est tremblée, mais les mots trahissent le calme intérieur et la maîtrise de soi du héros perdu.
"Il est quatre heures et demie du matin. Je veux, en toute hâte, vous dire que le pire est arrivé. Ils viennent me chercher. Dans quelques heures à peine, à la frontière, je serai livré aux autorités allemandes. [...] Je prends congé de vous, de vos familles, et de tous ceux qui m'ont témoigné tant d'amitié; je vous souhaite de la chance pour l'avenir. Je place ma confiance en Dieu qui, jusqu'à présent, m'a protégé. Votre dévoué Franz Deiglemeyer." (P.162)
Vidéo diffusée en prologue à la pièce " Du cristal à la fumée" présentée en 2008 au théâtre du Rond Point, et dont le spectacle fut enregistré les 25 et 26 septembre par ARTE, pour une diffusion en 2009.
Citation :
Cette pièce de théâtre de Jacques Attali montre comment le 12 novembre 1938, deux jours après la Nuit de Cristal, qui a vu le saccage sanglant de magasins juifs en Allemagne, une réunion secrète de hauts dignitaires nazis va décider de la solution finale. Huis-clos, beaucoup de paroles, peu de dramaturgie, mais bâtie sur des documents d'archives, elle montre que la réunion est partie du problème posé aux assureurs allemands par l'indemnisation des Juifs dont les magasins ont été dévastés.
Invité Invité
Sujet: Re: Erika Mann Jeu 19 Juin 2014 - 13:13
Ce fil est passionnant, merci Constance. Je ne connaissais pas du tout l'histoire de ce chef de la Gestapo, je pensais que pour être responsable (même local) il fallait être beaucoup plus embrigadé que cela. Même s'il n'avait évidemment rien d'un ange, la pondération de cet homme et son respect du droit et des hommes détonne avec l'image de la Gestapo.
colimasson Abeille bibliophile
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Sujet: Re: Erika Mann Mar 26 Mai 2015 - 21:35
Merci pour cette découverte. La démarche semble en effet assez proche de celle de Sebastian Haffner dans Histoire d'un allemand.