Marcel Proust

J'ai un petit carnet rempli des phrases de Proust :

"...j'avais reconnu, j'avais senti reparaître la matière éternelle et commune, l'humidité familière, l'ignorante fluidité des jours anciens."

"Nos désirs vont s'interférant, et dans la confusion de l'existence, il est rare qu"un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l'avait réclamé."

"la musique...décrire dans un autre plan une surface invisible..."

"...ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur..."

Celles-là sont extraites Du côté de Guermantes.

Mêmes sorties du contexte, elles ouvrent grand l'horizon.

La Recherche pourrait s'appeler "Illusions perdues de celui qui a nourri de grandes espérances", pour concentrer deux titres de Balzac et de Dickens...

anagramme a écrit:

La Recherche pourrait s'appeler "Illusions perdues de celui qui a nourri de grandes espérances", pour concentrer deux titres de Balzac et de Dickens...

C'est vrai (au moins d'un point de vue sentimental). D'autant plus qu'il admirait Balzac qui est l'auteur le plus souvent évoqué dans la Recherche avec Saint-Simon et Dostoïevski.

C'est passionnant de lire vos échanges!

Merci pour ces belles citations Tina

Proust est définitivement un des plus grands écrivains, il est unique en son genre et fascinant je trouve... Il est tellement "juste"

Il fait partie de ces écrivains qui arrivent à peindre toute la subtilité et les nuances de l'âme humaine (et de bien d'autres choses), dans toutes ses complexités (Dostoievski le fait aussi d'une toute autre manière - et Balzac et Saint Simon aussi d'ailleurs). Proust me fait un peu penser à Stefan Zweig sur le sentiment qu'on a, quand on les lit, que "c'est exactement ça !", qu'ils ont saisi l'essence de ce que nous sommes. Sauf que la prose de Proust, en plus de ça est riche, poétique, incroyablement belle et imagée... elle est à la fois plus subtile et plus intime aussi. Une oeuvre à savourer lentement..

Du côté de chez Swann

Beaucoup de choses à exprimer, forcément...l'écriture de Proust demande une forte concentration mais séduit presque instantanément par sa limpidité et sa fluidité. Combray marque par l'association d'idées et d'émotions reliées au souvenir, par l'attachement aux lieux et à la beauté fragile d'un quotidien. Un amour de Swann poursuit également la sensation d'un émerveillement, cette fois-ci enchaîné à la perception d'une amertume, à travers l'impossibilité de saisir et de figer l'image de l'être aimé. Il est souvent question d'absolu, de fidélité au ressenti d'une transcendance artistique...Marko a déjà creusé le sujet, mais cette insistance à vouloir représenter le vécu par le prisme de l'Art est un élément-clef de ce premier volume et lui offre une continuité, alors que les trois parties provoquent des cassures sur les plans chronologiques et psychologiques.
La difficulté avec Proust est de retrouver le fil de la lecture après s'être provisoirement arrêté : les pages s'enchaînent et créent un doux flottement qui ne peut s'interrompre sans casser une magie.
C'est donc une lecture qui contient beaucoup de promesses même si je pense pouvoir m'y investir davantage. Le deuxième volume est en route.

A l'ombre des jeunes filles en fleurs

Une lecture plus confortable qui m'a laissé admiratif...peut-être aussi parce que mes propres souvenirs se rattachent plus facilement à la jeune adolescence qu'à l'enfance. Autour de Mme Swann est l'occasion d'une confrontation au monde extérieur et à l'éloignement d'un giron maternel. C'est une admiration sans cesse renouvelée qui se lie à la valeur des moments passés avec l'être aimé. L'ombre de la maladie révèle la fragilité d'une existence et pousse le narrateur à vouloir transcender chaque expérience vécue.
Face à l'idéalisation du personnage de Gilberte Swann, l'euphorie laissera forcément la place à la désillusion : l'image de l'autre se fige et ne peut soutenir la perception déformée d'un regard ébloui. Les souvenirs demeurent cependant dans leur troublante beauté comme autant de traces indélébiles.
Noms de pays : le pays offre la découverte d'un voyage : la station balnéaire de Balbec est un but, mais l'essentiel devient le départ en lui-même, le mouvement d'un lieu vers un autre qui conduit à la découverte de soi. La nouveauté nourrit le contexte des rencontres même si celles-ci apparaissent imprévisibles et se dérobent....l'évocation des "jeunes filles en fleurs" concentre alors une magie et une frustration, un décalage entre un état de grâce attendu et les incertitudes d'un présent fugitif.

Continue!! Je te suis Il faudra que je me décide à faire mes commentaires des 2 derniers quitte à relire certains passages parce que ça s'éloigne un peu dans mon souvenir...

Pour y revenir, il faut souligner qu'il est nécessaire de prendre son temps, de relire des passages et accepter de se perdre, de ressentir une frustration. Sur certains développements, j'ai parfois l'impression de ne pas comprendre où Proust veut en venir, pour finalement trouver le lien en fin de parcours. C'est notamment le cas pour la description minutieuse d'une société ou l'exploration des contours d'une création artistique. Et les personnages "modèles" comme Bergotte ou Elstir, semblant d'abord figés, prennent peu à peu vie en tant que compagnons indispensables de cette recherche permanente.

Avadoro a écrit:

Sur certains développements, j'ai parfois l'impression de ne pas comprendre où Proust veut en venir, pour finalement trouver le lien en fin de parcours. C'est notamment le cas pour la description minutieuse d'une société ou l'exploration des contours d'une création artistique.

Et d'autant plus que ces personnages et ces concepts sont à la fois des réminiscences et des inventions. Il fusionne constamment réel autobiographique et imaginaire nourri de références artistiques qu'il met en écho. Et on se rend compte notamment dans La Prisonnière qui est un peu le coeur de ce dispositif circulaire de la nature concentrique et en miroir du récit qui revisite les mêmes idées et préoccupations sous des angles différents. A l'arrivée ce voyage à travers les illusions de la vie prend la forme d'une oeuvre d'art qui est une forme de réconfort et de libération. Et chacun des personnages a pu se développer avec ses facettes changeantes et toujours surprenantes. Rien de stéréotypé ou de figé. Tout est emporté par ce mouvement océanique très wagnérien. Prépare toi au choc de "La Prisonnière" qui est parmi ce que j'ai lu de plus beau.

ça fait longtemps que j' ai lu La Prisonnière et j' ai tardé à lire Albertine dsparue et Le Temps retrouvé...Peut etre cet été...

Cet été non, mais je relirai tout le cycle un été. Je commence à mûrir cette lecture, forcement différente de la première.

Le Côté de Guermantes

Un troisième volume avant une pause dans ma lecture. L'entame a été difficile mais là-encore, j'ai pu trouver une cohérence et une fluidité au fil des pages. L'ouvrage comprend deux longues séquences consacrées à des soirées, extrêmement denses dans la présentation des personnages et les thèmes abordés. C'est pour le narrateur une confrontation à une société dans l'expression de ses codes et de ses cloisons....et c'est aussi l'apprentissage d'une souffrance d'adulte, dont la maladie de la grand-mère devient la représentation incarnée. Ces développements autour du vieillissement sont particulièrement émouvants et se rattachent à des souvenirs fuyants par leur fragilité.
La tonalité de l'ensemble révèle une violence feutrée (la véritable introduction du baron de Charlus) qui sonne comme une transition par rapport à une insouciance sur le point de disparaitre. La courte évocation d'Albertine, entre espoirs, absences et déceptions, accentue cette impression.

Sodome et Gomorrhe

Un volume décisif, qui referme déjà une boucle formée par les ouvrages précédents tout en offrant une porte de sortie et d'autres perspectives. Pour revenir sur le débat autour de l'homosexualité dans l'oeuvre proustienne, je trouve que son approche se justifie pleinement dans la perception d'une intériorité et l'expression d'une violence relationnelle. L'homme et la femme se confondent avec son regard, et Proust scelle l'impossibilité de lier l'image du désir à l'appropriation d'un contact physique.

Deux séquences-clefs encadrent magnifiquement cette réflexion : la naissance du sentiment de jalousie qui renverse la position d'Albertine, puis ce rebondissement final qui précipite une culpabilité et un refoulement vers l'enfance. L'obsession de la mère renforce une fragilité et le caractère éphémère d'un rapport au monde.

Tu arrives à La Prisonnière Heureux sois-tu! Tu vas atteindre le nirvana proustien

La Prisonnière

Un ouvrage en forme de rupture et de fuite en avant....concentrée sur une poignée de jours, la narration explore la violence et la démesure des relations avec une puissance d'évocation rare. La Prisonnière se construit comme un catharsis, un lent crescendo douloureux mais nécessaire pour se confronter à son propre regard. Proust libère des traumatismes enfouis tout en parvenant à incarner par les mots la beauté et la pureté du geste artistique.

La fluidité de l'ensemble est particulièrement marquante : contrairement aux précédents volumes qui bousculaient une perspective de l'espace et du temps, l'intention est ici de creuser une ligne droite. Jusqu'à l'abîme s'il le faut.