Jean Santeuil
Compilation post-mortem d'un roman inachevé, 1952, 1032 pages, en trois volumes chez nrf - Gallimard.
Le premier ouvrage de Marcel Proust,
Les Plaisirs et les Jours, un recueil de poèmes en prose et de nouvelles, paraît de manière confidentielle en 1896.
Il commence alors la rédaction de son premier roman,
Jean Santeuil, mais l'abandonne en 1900 (projet trop vaste ?), après quoi ces feuillets, oubliés, furent déterrés rue Déhodencq par un tout fraîchement agrégé, M. Bernard de Fallois (qui dégottera aussi
"Contre Sainte-Beuve", publié en 1954, rien que ça... !), sur des indications données par André Maurois.
L'Académicien André Maurois fut le premier biographe sérieux de Marcel Proust, signant
À la recherche de Marcel Proust, en 1949, à la fois étude et biographie littéraire, ce fut la seule oasis dans le désert de la recherche proustienne jusqu'aux années 1960 - à mesurer à l'aune des empilements des thèses, biographies, études,
prétextes-à-publier en tous genres qui sortent, en flots ininterrompus et plus que jamais de nos jours, à propos de ce désormais géant officiel des lettres francophones qu'est devenu Marcel Proust.
Je vous encourage, à ce propos, si vous êtes intrigués par le fait que les ouvrages de Marcel Proust durent attendre longtemps dans l'ombre (non, pas des jeunes filles en fleur), à lire
cette remarquable entrevue, pour comprendre qu'
"à la recherche..." était confinée, quasi transmise sous le manteau: à peine croyable, non ?
- Spoiler:
Au reste ma propre mère me confirme, ce qui m'étonne, combien il était ardu sinon impossible de trouver tous les volumes d'"à la recherche..." en édition, disons, populaire avant le milieu des années 1950, si ce n'est le début des années 1960.
Ci-dessous l'exergue à part de l'introduction, de Proust lui-même, aussi brève que le projet est ample:
- Citation :
Puis-je appeler ce livre un roman ? C'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie recueillie sans rien y mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n'a jamais été fait, il a été récolté.
Je rejoins Tina pour ce que je n'ai pas, pardon Tina -indigne que je suis-, mis sous spoiler:
- tina a écrit:
- JEAN SANTEUIL
- Spoiler:
Un article concis en rapporte ici sa genèse : http://www.lexpress.fr/culture/livre/jean-santeuil_804636.html.
Il s'agit d'un ouvrage de quelques 800 pages, avec un jeune héros, Jean.
La méthode narrative n'est pas du tout la même que dans la Recherche. Proust ne parle pas avec le "je". Il est encore dans la description classique.
Mais l'intérêt de l'œuvre réside dans les scènes décrites, qui annoncent les futurs motifs de la maturité : maladie enfantine, amour pathologique pour la mère, choix d'une carrière littéraire et refus de la famille, jeux aux Champs-Elysées, premiers émois et premiers doutes, etc...
Si on veut parler d'autobiographie, on le peut avec ce personnage qui symbolise à peu près sans fard l'ami Marcel.- Spoiler:
Il dit lui-même que "ce n'est pas un roman". C'est un ensemble de textes réunis autour du fil directeur de la vie de Jean, pâle reflet de notre futur Narrateur.
C'est à considérer comme une ébauche. Plutôt maladroitement écrite (voire mal écrite). Le style est lourd et sans personnalité. Nous mesurons ainsi le parcours exceptionnel qui a mené un écrivain en herbe au génie qu'on connaît.
Proust pose déjà les problématiques qui le hanteront, dont le temps, le souvenir. Pour l'instant, en termes simples, répétitifs, mais on sent qu'on a affaire à un FAUVE EN CAGE, qui tourne, qui rumine, qui attend l'ouverture de la porte.
Je ne pense pas cette lecture indispensable, d'ailleurs je ne l'achève pas. En revanche, elle est à consulter sur des points précis.
A connaître et à conserver quand on aime cet incroyable auteur. C'est ce que sous-entend aussi Tadié (en préface chez Quarto), qui rappelle que les proustomanes ne la connaissent pas beaucoup.
- Spoiler:
Le fauve ne libèrera toute son énergie créatrice qu'après la mort de sa mère.
Jean Santeuil, volume I
(300 pages environ)
J'ai aimé ce volume I, sincèrement au-dessus de ce à quoi je m'attendais, et dire que j'ai longtemps différé d'accoster à
Jean Santeuil de crainte envers ma proustophilie, humble, benoîte, mais constante !
C'est un drôle d'assemblage qu'a cousu là Bernard de Fallois, et c'était sûrement moins aisé qu'il ne le laisse entendre, par modestie sans doute, dans l'entrevue dont je donne le lien plus haut.
L'histoire -si on peut l'appeler ainsi- débute en introduction innomée en Bretagne, deux jeunes gens, piqués de littérature, tournent autour d'un maître vieillissant (
"C., l'écrivain vivant que quelques-uns de mes amis et moi placions alors avant tous les autres" - 2ème page), quelques pages assez plaisantes bien que tournant autour du pot, histoire sans doute de bien caractériser le
C. en question. Après la mort de
C., Marcel Proust et son comparse sont les dépositaires d'un roman non publié de
C., qu'il leur avait de surcroît lu et commenté auparavant, et le publient: ainsi Proust s'affranchit du
"je" narratif, en cela
Jean Santeuil est plutôt une exception dans ses écrits.
Cabot, ou jeune facétieux, Proust va même jusqu'à se fendre d'un:
- Citation :
- Nous savions par lui, et à n'en pas douter, que les choses qu'il écrivait étaient des histoires rigoureusement vraies. Il s'en excusait en disant qu'il n'avait aucune invention et ne pouvait écrire que ce qu'il avait personnellement senti (...)
qui, au demeurant, est totalement vrai rapporté à
"à la recherche...", et prémonitoire en ce qui concerne le sort du roman
Jean Santeuil, exhumé longtemps après son décès !
Trois parties, inégales en taille, composent ce volume I. La première nous montre Jean Santeuil alias Marcel Proust enfant parisien (des beaux quartiers), peu à signaler excepté le passage somptueux des amours enfantines envers la petite Marie Kossichef.
La troisième est plus axée sur le Proust adolescent, collégien, qu'on trouve déjà à la fin de la première partie (une enjambée au-dessus de la deuxième partie, en somme). La naissance du mondain, aussi l'évocation appuyée de son professeur (un peu son maître, au moins son mentor en matière de littérature et de philosophie), ses premiers amis de jeune homme, l'affirmation de sa vocation (quoiqu'elle reste imprécise), quelques portraits dont un plutôt incongru d'un ami, à la tribune de l'Assemblée Nationale, à propos du génocide arménien si je comprends bien (qu'est-ce que ce saut par dessus les années fait là ?), et l'amené (qui vaut annonce) de sa rupture d'avec ses parents.
Mais ma préférée et de loin, la seule que je relis déjà in extenso une fois le volume achevé, est la deuxième partie.
C'est là, à ce qu'il me semble, que la plume du grand Proust perce le plus sous celle du jeune Marcel, de cela on peut discuter, n'ayant pas la prétention d'avoir tous les volumes d'
"à la recherche..." en tête, loin de là !
Il se peut juste que les correspondances, la poétique générale, le sens introspectif, me paraissent, en mon imparfait du subjectif, déjà atteindre des altitudes rares.
Sans toutefois que Proust n'ose encore ces métaphores savamment amenées d'un adverbe ou d'un adjectif anodin dans les lignes qui précédent, et aboutissent à ce fameux brio de funambule de la phrase-paragraphe, bâtie paradoxalement avec la solidité et tout l'art d'un maître-maçon de cathédrale, qui firent l'unicité de son style.
Cette partie se déroule entièrement en Normandie, à Illiers, aujourd'hui Illiers-Combray en souvenir de Marcel Proust (Illiers étant Combray dans
"à la recherche..."), et que Proust nomme ici Etreuilles, avec plus qu'un indice à la page 195, où il est question de pays d'Illiers, et à la page 228, où l'on parle d'Illiersois pour désigner les habitants d'Etreuilles (ça n'aurait pas passé le bon à tirer si la copie avait été visée par l'auteur, mais, du moins, ça a l'avantage de supprimer toute équivoque, au cas improbable où il eût pu y en avoir, quant au lieu d'inspiration réel !).
On trouve, par exemple, un bel éclairage de sens à donner sur
les asperges, dont je touchais un mot succinct sur le fil consacré
à Edouard Manet, ça faisait donc un sacré bout de temps que Proust affinait ça.
Mais je parle, je parle, ça suffit, assez !
Un petit échantillonnage, axé jardin et plus précisément le chapitre
Le jardin des oublis, histoire de ne pas disperser tous azimuts cantonnons-nous à des extraits ramassés, proche dans le livre, mais d'autres thèmes de cette partie valent autant, il me semble que là nous tenons vraiment du Marcel Proust un peu plus qu'en devenir ou en gestation.
Commençons par les asperges, que je viens de vous mettre quelque peu à la bouche, notez les quelques répétitions -comme
"espace",
"vues", pas toujours mélodieuses, on est dans le
raw material, certes, mais déjà fort travaillé.
Voyez le remarquable cheminement d'entrée dans le propos des
asparagaceae et aussi la finale, la porte de sortie du paragraphe.
- Chapitre Le jardin des oublis a écrit:
- Plus haut que le manège du soleil, il y avait un lieu mystérieux, après qu'on avait passé près d'un bassin d'où l'eau descendait alimenter des pompes, et au fond duquel les tuyaux apparents et croisés avaient déjà cessé d'être une œuvre de l'homme, tandis qu'au fond des eaux qu'elle verdissait la délicieuse gaine verdâtre de mille invisibles mousses aquatiques les enveloppait, se mêlant, se nouant les unes aux autres parfois si fort qu'ils avaient failli les crever et à un endroit l'avaient tout à fait infléchi: c'était au sommet du parc, immense espace plat, qu'on appelait "le plant d'asperges", espace assez nu habituellement comme le lieu de tous les prodiges quand ils ne sont pas encore accomplis, et qui au mois de juin quand il venait pour l'Ascension apparaissait aux yeux de Jean foisonnant de dix mille délicieuses asperges qui s'y dressaient en liberté comme si elles ne seraient pas, peut-être le soir même, servies dans son assiette, à jamais déracinées, chaudes, molles et pourtant encore telles qu'il les avait vues. Ou plutôt il les avaient vues. Ou plutôt il les avait vues vivantes, telles qu'elles lui avaient été servies, hautes et minces, quelques-unes plus grasses, dures et roses, puis bleuâtres avec une molle tête verte bouclée. Au bout du plant d'asperges était une porte solidement verrouillée qu'on ouvrait souvent pour la promenade de cinq heures. Alors c'était à l'infini les champs de luzerne, où tremblait de temps en temps au vent un coquelicot.
On trouve aussi une allégorie du bourdon, tout comme dans le très célèbre passage du début de
Sodome et Gomorrhe (allégorie se ramenant à l'accouplement Jupien-Charlus), mais ici dans un registre différent, on sent, comme pour les asperges, combien certains passages éclatants et notoires d'
"à la recherche..." ont été portés, soupesés, travaillés de très longue date par Proust.
- Citation :
- Aux parties mêmes de ces petites chapelles pourtant en plein air où étaient amassées presque avec exagération les branches d'aubépine fleuries sur toute leur longueur d'un vrai fourré de fleurs blanches, l'odeur d'aubépine était si forte qu'on en était presque affolé, et bien que ce dôme des arbres fît de l'ombre et qu'il fît un silence recueilli, dans lequel on pouvait entendre le gros bourdon noir dire ses oraisons dans le tabernacle des églantines d'où on n'apercevait plus que son dos noir, les rayons du soleil entraient, comme dans une chapelle dont la fenêtre n'est pas vitraillée.
L'épine rose (aubépine rose, en fait).
- Citation :
- Dès les premières années de vacances à Etreuilles quand de ses yeux pas observateurs, de son esprit paresseux, il ne distinguait rien dans la nature au printemps et ne ressentait qu'une sensation confuse qui lui faisait ôter son paletot, désirer se promener, boire de la crème dans les fermes, s'asseoir à l'ombre, tremper ses mains dans l'eau du canal, Jean avait, entre toutes les fleurs qu'il avait devant lui sans les voir et sans les aimer, élu l'épine rose, pour laquelle il avait un amour spécial, dont il se faisait une idée définie, dont il réclamait au jardinier une branche pour emporter dans sa chambre, et que, sitôt aperçue au fond d'un jardin ou le long d'une haie, il s'arrêtait à regarder et à désirer. Était-ce qu'ayant vu auparavant de l'épine blanche, la vue d'une épine rose dont les fleurs ne sont plus simples mais composées le frappa à la fois de ces deux prestiges de l'analogie t de la différence qui ont tant de pouvoir sur notre esprit ? Mais pourtant il avait peut-être vu des églantines avant de voir des roses et n'aima jamais beaucoup les unes ni les autres. Est-ce qu'avec cette épine blanche et épine rose s'associa le souvenir de ce fromage à la crème blanc qui, un jour qu'il y avait écrasé des fraises devint rose, du rose à peu près de l'épine rose, et resta pour lui la chose délicieuse qu'il jouissait le plus à manger et qu'il réclamait tous les jours à la cuisinière ? Peut-être cette ressemblance l'aida-t-elle à remarquer l'épine rose et à l'aimer et en conserva-t-elle le goût dans un impérissable souvenir de gourmandise, de jours chauds, et de bonne santé. Est-ce d'un jour où il était malade, et où sa mère entra en disant: "C'est le jardinier qui a coupé ces branches d'épines roses" et le lui posa sur son lit, et seul devant cette branche qui souriait par toutes ses fleurs et répandait dans sa chambre l'odeur des chemins où il aurait aimé courir, fut-elle distinguée comme pour elle-même et aimée ce jour-là où elle était chargée pour lui de la gloire et de la beauté de tout le reste, qu'elle semblait lui apporter dans l'odeur de ses branches et la rougeur de ses fleurs roses ?
Le viorne obier, très probablement les
boules de neige.
- Citation :
- Quelquefois dans une barque arrêtée on voyait un collégien avec une fille. Il venait de découvrir en lui-même l'essence merveilleuse d'un plaisir aussi nouveau, aussi ravissant, aussi peu aux couleurs des plaisirs communs de la terre que le lilas ou le sombre iris, plaisir que le chaud soleil semblait exalter encore, et qui semblait aussi donner à la vie quelque chose d'éternellement doux qu'elle n'avait pas jusque-là, comme les boules de neige que Jean avait trouvées blotties dans les bosquets du parc, et qui cueillies ne fondaient pas dans la main et restaient aussi blanches et aussi grosses dans les vases du salon. Même quelquefois M. Santeuil en faisait couper pour porter à l'église pour le mois de Marie. Et Jean en les regardant sur l'autel pensait à celles du lendemain qu'il allait retrouver, quand le soleil et le ciel bleu se seraient découverts de nouveau et qu'il serait retourné au parc. Quand Jean et sa mère quittaient Etreuilles, M. Sureau leur faisait couper des grandes bottes d'aubépines et de boules de neige, que Mme Santeuil n'osait refuser. Mais dès l'oncle parti, elle les jetait, trouvant qu'on était déjà bien assez encombré en route. Et Jean pleurait de la séparation d'avec ses chères créatures, qu'il aurait venu emmener avec lui à Paris, et de la méchanceté de sa mère.