CosmopolisJ'ai lu [le scénario de Cronenberg], il était extraordinairement proche du livre. Bien sûr Cronenberg a éliminé quelques scènes qui ne convenaient pas, mais c’est entièrement fidèle à l’esprit du roman. Naturellement, je l’ai lu sans aucune intention de faire des commentaires, c’était devenu un film de Cronenberg. C’est mon roman et c’est son film, cela a toujours été très clair. Et ensuite, en mars, j’ai vu le film terminé, à New York. J’ai été très impressionné. C’est absolument sans compromis. J’ai aimé dès la première minute, dès le générique : commencer avec Jackson Pollock est une idée remarquable, tout comme terminer avec Rothko d’ailleurs. Et la scène finale, avec Robert Pattinson et Paul Giamatti – c’est extraordinaire ! (Don DeLillo)
Je me lance mais ce n'est pas facile
de parler d'un film aussi complexe. J'ai été très impressionné par le contenu du texte (reprise quasi intégrale
de tous
les dialogues du roman
de Don DeLillo) qui non seulement ne me semble pas caricatural, ridicule ou inepte mais au contraire d'une grande richesse, d'une densité sidérante avec
de multiples niveaux
de lecture. J'entrevois grâce à ce film le grand écrivain visionnaire que doit être Don DeLillo. Un texte qu'il faudrait lire et relire tellement il contient d'informations,
de métaphores,
de second degré avec une portée prophétique, philosophique, et une représentation
de la société contemporaine très singulière et puissante dans ses ramifications. D'une telle portée qu'on pourrait en disserter longuement. Mais le résultat donne une sorte
de distanciation par un langage proliférant qui peut dérouter et expulser immédiatement du film. Et si on ne pénètre pas cet univers très abstrait
l'ennui risque d'être profond.
Très impressionné également par la façon dont Cronenberg s'approprie ce texte, le rend explicite par sa fluidité, accentue la dimension abstraite et futuriste qu'il contient. C'est du pur Cronenberg comme on en voyait à
l'époque
de Faux Semblant ou du Festin nu avec en plus le faux clacissisme des derniers films. Sorte
de théâtralisation déréalisante qui génère des espaces mentaux et organiques d'une intensité rare. Cosmopolis est à pas mal d'égards un prolongement du film précédent (A dangerous method) par le recours à un texte très dense, un dispositif théâtral, une abstraction littéraire, un détournement
de l'image au profit du concept.
L'ensemble dégageant une tristesse lancinante derrière une façade glaciale et maîtrisée (
de ce point
de vue je trouve Robert Pattinson génialement dirigé). Fiction du dérèglement, du délitement, qui transforme son personnage principal d'un état
de robot insensible à celui d'être humain qui baisse le masque (qui perd, non sans humour, sa symétrie, sa perfection: 4%
de masse graisseuse, une coupe
de cheveux unilatérale, une prostate asymétrique...
).
Les personnages communiquent entre eux comme s'ils exprimaient non pas leurs émotions mais la théorisation
de leurs émotions filtrées au travers du langage formaté, des concepts et
de la sur-information, d'une manière
de vivre qui s'est instillée en eux dans un univers
légèrement futuriste défini comme dominé par le cybercapitalisme et
l'hyper-technologie. Dans Crash le corps humain et
l'esprit mutaient en quelque sorte en incorporant le mécanique (
les voitures,
les architectures industrielles,
les appareillages chirurgicaux...) et Cosmopolis pourrait être le stade suivant
de l'évolution où
l'informatique et le high tech modèleraient
les corps et
les esprits jusqu'à un niveau
de perfection et d'aseptisation effaçant en surface et en apparence toute trace d'humanité. Dans Crash
les personnages cherchaient une nouvelle forme
de jouissance,
de communion,
de spiritualité. Dans Cosmopolis ils sont devenus des sortes
de machines/robots qui luttent contre
l'intrusion d'un inconscient
de plus en plus enfoui. Il y a volontairement délimitation d'une frontière symbolique entre le dedans et le dehors. Espace confiné, silencieux (la bande son est extra-terrestre) et robotisé
de la voiture qui subit
les assauts d'un monde extérieur
de plus en plus fou et désorganisé qui tente d'ouvrir une brèche pour tout faire exploser. La musique du film très discrète est également un prolongement
de celle
de Crash avec des sonorités plus électroniques et enveloppantes.
Il y a donc à la fois un plan narratif qui évoque la déliquescence d'un monde saturé
de capitalisme, d'information,
de consommation,
de rapports humains artificiels et fonctionnels, et un plan plus psychanalytique et philosophique qui fait
de cette traversée mortifère une parabole du naufrage
de la société. Mais ce serait trop réducteur
de le résumer à cela. J'ai aussi perçu autre chose qu'une critique du monde moderne. Il y a une forme
de souffrance chez ce garçon qui perd pied, dont
l'entreprise est en train
de faire faillite,
l'épouse frigide est
de plus en plus détachée et inaccessible,
les maîtresses vieillissantes ou tarifées,
les autres des ennemis potentiels, sa propre jeunesse en train
de lui échapper. Et en même temps qu'il perd
de sa substance il se met à laisser ses émotions ressurgir comme un enfant qui se rend chez son coiffeur après avoir pleuré dans
les bras d'un noir obèse, puis il expie tous
les maux
de la société qui
l'ont formaté pour accepter son sort
de victime sacrificielle. C'est désenchanté et bouleversant. La scène finale est fantastique dans cette confrontation entre le mal capitaliste qu'il représente (schématiquement) et le laissé pour compte
de la société qui cherche à se venger. A éliminer ce qu'il croit être la personnification d'un système qui
l'a brisé. Ce qu'ils se disent et ce qui se passe entre eux est hallucinant.
Le film est encadré
de façon géniale (comme souvent dans
les films
de Cronenberg) par 2 génériques qui reprennent des compositions
de Pollock puis
de Rothko. Ces repères étant autant
de signes qui donnent quelques clés
de lecture et synthétisent tout le propos. Deux formes d'expressionnisme abstrait tendues entre représentation du chaos et quête d'une transcendance.
Et j'ai conscience en disant tout ça
de ne faire qu'effleurer un film et une oeuvre littéraire dont la portée est certainement bien plus grande encore. Je lirai le roman et d'autres oeuvres
de Don DeLillo et il faudra plusieurs visions
de ce film pour mieux
l'apprécier dans ses multiples dimensions. Le choc
de deux grands artistes
de notre époque (peut-être encore trop novateurs pour qu'on puisse
les suivre complètement?).