Le Fil de l'horizon / Dialogues manquésSpino est un homme mûr travaillant à la morgue. Un jour le corps d'un jeune homme arrive. Les évènement qui entourent son décès laissent perplexe : il s'est trouvé au milieu d'une attaque entre la police et des malfaiteurs, mais personne ne sait qui est ce jeune homme, ni ce qu'il faisait là. Et puis, rapidement, tout le monde se détourne de ce mort inconnu. Tout le monde sauf Spino et le lecteur participe alors à une double quête : savoir qui est ce jeune homme et comprendre pourquoi Spino tient absolument à connaître la vie du mort. Bien sûr, Spino s'interroge sur la relation entre les vivants et les morts, sur l'infime nuance qui finalement existe des uns aux autres. Bien sûr, il trouve chez ce jeune homme une ressemblance particulière avec lui-même et sans doute le désir secret de ne pas le laisser partir sans lui donner une place (aussi fugace soit elle) parmi les hommes.
Tabucchi est un auteur qui aime les mystères non pas pour les dévoiler mais bien pour donner à penser que notre logique, notre volonté de rationnaliser le monde est une tâche si ce n'est impossible en tout cas mensongère. Là où Georges Bataille disait que le monde est donné à l'homme comme une énigme à résoudre,
Tabucchi dit que c'est justement dans l'impossibilité de résoudre l'énigme que se trouve sa littérature, sa quête, son plaisir (et celui du lecteur). C'est bien dans l'interstice entre la réalité explicable et l'inexpliqué que
Tabucchi pose son œil à la fois triste et joueur, un œil à la fois désabusé et curieux, attentif à l'autre et en même temps profondément tourné vers soi. A l'écoute…
J'ai beaucoup aimé la compagnie de Spino, sa manière légère et obstinée d'aller chercher le mort, la vie du mort et tenter de s'approprier une partie de cette existence au point d'en être contaminé, au point de voir exactement comment ce jeune homme est mort.
Mais au-delà de l'histoire, de cette manière si particulière de raconter le mystère, de le circonscrire sans jamais vraiment chercher à le pénétrer, ni à l'ouvrir avec une clef qui serait un illusoire passe-partout, j'ai surtout eu le sentiment de commencer à comprendre l'œuvre de
Tabucchi, son essence, son désir de ne pas tout dire tout en cherchant toujours. Et ces mots m'ont aidé à comprendre :
- Citation :
- Il s'est dit que les choses possédaient un ordre logique, que rien n'arrivait par hasard ; et que c'est bien cela le hasard : notre impuissance à saisir les liens véritables qui unissent les choses ; il a compris la vulgarité et l'orgueil avec lequel nous établissons des liens avec les choses qui nous entourent.
De cette impuissance et de cette fausse croyance dans l'analogie,
Tabucchi tire des livres qui, les uns après les autres, fabriquent une indicible manière de voir le monde tout en le restituant avec magie.
Le récit est suivi de deux petites pièces de théâtre regroupées sous le titre de
Dialogues manqués. La première
Monsieur Pirandello est demandé au téléphone met en scène un acteur invité à jouer le rôle de Fernando Pessoa pour un parterre d'aliénés.
Tabucchi imagine ici un dialogue manqué entre Pessoa téléphonant à Pirandello puisque les deux hommes ne se sont jamais rencontrés alors qu'ils se trouvaient tous deux à Lisbonne en 1931… Ils auraient sans doute parlé de poésie et des personnages qui soudain prennent vie et s'autonomisent en s'éloignant de leurs auteurs. Ne connaissant ni Pessoa, ni Pirandello, je suis restée assez extérieure à ce petit intermède.
Le temps presse est le dialogue manqué entre deux frères, manqué parce que lorsque le cadet arrive l'aîné vient de mourir, ce qui n'empêchera pas le vivant d'entamer un long monologue stérile avec le mort, mort auquel il demande des comptes qu'il n'obtiendra jamais. L'effet est assez troublant et cocasse, le jeune frère faisant les questions et les réponses dans une rage vindicative qui tourne sur elle-même.
On retrouve ici l'idée que la frontière entre vivants et morts est souvent bien ténue et que la résolution de l'énigme, le raisonnement logique n'a finalement que bien peu d'intérêt. Le lecteur-spectateur ne saura jamais ce que le cadet reproche à l'aîné, même si quelques mots, quelques pistes se laissent deviner, l'intérêt du dialogue est ailleurs, peut-être dans cette continuité entre les vivants et les morts, dans cette impossible confrontation des uns envers les autres et dans cette parole qui ne peut plus se tourner que vers son locuteur, comme une bouteille à la mer...