Joseph Conrad

Mets un ou deux extraits qui t'ont marqué ...

D'accord Marko   :
Le premier extrait est à considérer "hors tout", se suffit à lui-même, le choix du second, de moindre impact spectaculaire narratif, se veut plus échantillon illustratif d'une parmi les principales problématiques:

Chapitre 10 a écrit:

Je fus frappé par la vérité suggestive de ses paroles. Elle est très particulière, la situation d'un petit canot isolé sur une mer infinie. Sur ces vies évadées de l'ombre de la mort plane le spectre de la folie. Lorsque l'on a perdu son navire, c'est l'univers entier que l'on a perdu; cet univers qui vous a façonné, qui vous a contraint, qui a pris soin de vous. L'âme des hommes qui flotte au-dessus d'un abîme, en contact avec l'immensité, se croit autorisé à se livrer à n'importe quel excès d'héroïsme, d'absurdité ou d'abomination. Evidemment, comme pour les croyances, la pensée, l'amour, la haine, les opinions, et même l'aspect extérieur des objets concrets, il y a autant de sortes de naufrages que de sortes d'hommes.; et, dans ce cas-là, il y avait un élément d'abjection qui rendait l'isolement plus complet. Il y avait des circonstances d'une vilenie qui coupait plus radicalement ces rescapés de tous les autres hommes, de ceux qui n'avaient jamais eu à subir l'épreuve de cette farce démoniaque. Les trois hommes étaient exaspérés contre lui parce que c'était à contrecoeur qu'il avait déserté; lui les rendait responsables de la haine et du dégoût que tout cela lui inspirait. Il aurait voulu se venger sur eux de l'ignoble tentation qu'ils avaient poussée sous se pas. Rien de tel qu'un canot en haute mer pour libérer l'irrationnel tapi au coeur de toute pensée, de tout sentiment, sensation ou émotion.  

Chapitre 19 a écrit:

Tous furent également empreints de cette absurde noblesse d'intention qui rendait leur futilité profondément émouvante. Renoncer à son pain quotidien afin d'avoir les mains libres pour se colleter avec un fantôme est peut-être un acte d'héroïsme prosaïque. D'autres l'on fait avant lui (mais nous, qui avons vécu plus longtemps, nous savons que ce n'est pas une âme obsédée, mais un corps affamé qui fait le hors-la-loi), et certains hommes qui mangeaient et entendaient bien manger chaque jour ont applaudi à cette folie pleine de bonnes intentions. La chance n'était pas avec lui, vraiment, car toute cette instabilité ne pouvait parvenir à le mettre à l'abri de ce fantôme. Un doute subsista toujours sur son courage. La vérité, me semble-t-il, c'est qu'il n'est pas possible de se libérer du fantôme d'un fait. Vous pouvez lui faire face, ou l'éviter, - et j'ai connu un ou deux hommes capables de faire un clin d'oeil à leurs spectres familiers. Manifestement, Jim n'était pas un homme à clins d'oeil. Mais ce que je n'ai jamais pu tirer au clair, c'est si sa stratégie avait pour but d'éviter son fantôme ou de le défaire en combat singulier.    

Cette nouvelle est contée au "je" par Marlow, le célèbre personnage fictif (quasi-acolyte) de Conrad, sur le modus operandi de la conversation entre gens de mer, qui, en fait, n'en est pas une mais est un monologue, autour d'une table et d'une bouteille.
A noter qu'il s'agit de la toute première apparition du personnage de Marlow dans les écrits de Conrad. Le procédé littéraire sera reconduit à l'identique pour Lord Jim.
Cette nouvelle est très largement autobiographique, et portée par un projet de plume ambitieux, comme Conrad s'en explique dans une préface à une édition de 1917:

Citation :

C'est de l'expérience enregistrée, mais c'est aussi de l'expérience poussée un petit peu (juste un petit peu) au-delà des faits réels de l'affaire, dans l'intention parfaitement légitime, je crois, de la rendre accessible à l'esprit et au coeur des lecteurs.Il ne s'agissait plus là d'une question de sincérité dans les coloris. C'était comme un art entièrement différent. Il fallait donner à ce thème sinistre une sombre résonance, une tonalité spécifique, une vibration continue qui, je l'espérais, flotterait dans l'air et se prolongerait dans l'oreille après que la dernière note aurait été jouée.

C'est l'histoire d'un jeune marin de vingt ans, second lieutenant de marine marchande après six années de navigation, qui se voit confier un poste de premier lieutenant à bord d'un rafiot à voile de technologie dépassée et d'état général très douteux, avec pour mission un convoyage de charbon de Londres à Bangkok.  

De petits en grands malheurs, péripéties, avaries et diverses fortunes de mer, autant usantes que piteuses et dangereuses, c'est toute la conviction envers l'ardeur de la jeunesse que Conrad souhaite mettre en exergue.
Lecture très prenante et coulée, avec beaucoup d'action (et...d'inaction parfois !). La nostalgie, qui en est autant le sujet que la description factuelle, est particulièrement bien traitée. Conrad a un je-ne-sais-quoi de retenue dans son style, préférant la force des situations comme elles se suggèreront à tout lecteur à un flot amplificateur et emphatique. De cette sobriété naît une qualité d'art du conteur, qui, je pense, rend son écriture largement plus intemporelle que celle de nombre d'entre ses contemporains.
En tous cas elle se reçoit avec une fraîcheur impeccable, intacte, aujourd'hui encore.

Citation :

Ô jeunesse !Quelle force, quelle foi, quelle imagination en elle ! Pour moi ce n'était pas une vieille guimbarde trimbalant par le monde un tas de charbon pour toute cargaison - pour moi ce bateau était l'effort, l'épreuve, la pierre de touche de la vie. J'y pense avec plaisir, avec affection, avec regret - comme on pense à un cher disparu. Je ne l'oublierai jamais...

Sigismond, j'aime bien ta manière de parler de Conrad qui déclenche en moi un certain écho de souvenirs de lecture !
J'espère donc que tu vas poursuivre l'exploration de son œuvre.

Une LC de Conrad est possible dans les mois à venir... Non ?

bix229 a écrit:

Une LC de Conrad est possible dans les mois à venir... Non ?

faut pas trop attendre : Sigismond risque de terminer tout Conrad d'ici là....

GrandGousierGuerin a écrit:

bix229 a écrit:

Une LC de Conrad est possible dans les mois à venir... Non ?

faut pas trop attendre : Sigismond risque de terminer tout Conrad d'ici là....

C'est vrai qu'une fois que l'on a commencé, c'est dur de ne pas continuer.

Un grand merci à Bix   pour m'avoir mis cette nouvelle entre les mains:



Deux hommes assez piètres sont nommés à la tête d'un comptoir, avant-poste isolé à l'extrême, à but commercial et à vocation éventuelle civilisatrice, au bord d'un fleuve, au Congo Belge d'alors.
Déposés là par un vapeur, nos bonshommes découvrent que le comptoir s'avère reposer sur un homme (noir), Makola, pas originaire de la région, et à propos duquel le lecteur apprend qu'il sert en cachette un Dieu du mal. Son épouse est originaire d'une autre ethnie encore (Luandaise).

Incapables de communiquer, sauf à s'en remettre à Makola qui exerce les réelle fonctions de directeur du lieu, les blancs (-becs ?) ont un but de factotum décoratif tout en se sentant pénétrés d'une importance toute générée par la fatuité.
Concrètement, leur job, à leur niveau d'incapacité, ne saurait être autre chose qu'une sinécure.

Il est possible de prendre cette nouvelle, plutôt tragi-comique, dans le sens d'une démonstration d'échec de la politique coloniale, et, pire encore, pour montrer la non adéquation de personnes à des lieux, à des fonctions. Mais on peut encore assombrir le tableau: Pas un des humains campés ici ne rattrape l'autre. Il n'y a pas de "bons", encore moins de "bons sauvages" ou de "bons natifs" au sens rousseauisant de ces termes.

Même le chef voisin, vieillard amical (Gobila), qui semble au début, tel qu'il est vu par les yeux de nos deux quidams, emplir ce rôle, montre au cours de ces pages bien d'autres facettes, troubles, de son personnage.

L'atmosphère est superbement rendue, il faut dire qu'il y a du vécu, en 1890 la Société Belge pour le Commerce du Haut-Congo offre à Conrad le commandement d'un vapeur pour aller rapatrier un agent atteint de dysenterie, dans un comptoir au bord du fleuve Congo, situé très loin en amont, proche des chutes Stanley. Et puis ça se passe mal, l'agent décède avant que le fleuve n'ait pu être redescendu, et Conrad lui-même tombera malade...

Cette atmosphère me fait penser à une lecture (qu'il faudrait que je relise) "Le coup de lune" de Simenon. Serge Gainsbourg en avait signé une adaptation au cinéma sous le titre "Equateur", qui se terminait, en voix off sur générique de fin, par "l'Afrique sera le tombeau du blanc...".

Lord Jim

Je ne sais pas pourquoi je poste car je suis totalement incapable de parler de cette vague qui ma emportée...

De ce style travaillé, ciselé et comme parfait.

De ce personnage central qui se pose les BONNES questions, selon moi.

N'aura aucune réponse, sinon sa disparition et son auto-destruction quasi auto-programmée (en tout cas, attendue du lecteur).

De ce curieux Marlowe qui n'en finit pas d'être secoué et secourable. Et de parler, de chercher, de ne pas trouver. Attraction-répulsion. Effet de miroir ?

C'est que, nous avons à faire à de la vraie matière humaine, celle que savent travailler seuls les grands, les Melville, les Faulkner, les Lowry et quelques autres.
Les Russes aussi...
Mais pas tant que ça.

CHEF D'OEUVRE TOTAL.

Peu connu.

Bien entendu, je continue avec cet écrivain.
Je voudrais en savoir plus sur son rapport (littéraire) avec Melville.

Si quelqu'un peut m'aider ?

tina a écrit:

Peu connu.

Enfin, quand même, il faut relativiser : il y a eu le film de Richard Brooks (1965) avec Peter O'Toole, James Mason, Curd Jürgens, Eli Wallach... et même Jûzô Itami (le réalisateur et beau-frère de Kenzaburo Oé) dans un petit rôle. Ça fait du beau monde.
Depuis les années 50, il y a eu très peu de films de cinéma adaptés de Conrad (il va bientôt sortir un film français d'après Jeunesse). Peut-être parce que tourner sur la mer coûte très cher.

Et puis que c'est très difficile à transposer au cinéma, comme pas mal de très grands écrivains. Faulkner ou Proust, tiens, par exemple. On perd l'essentiel. Ou on s'inspire en faisant autre chose. C'est Godard qui a dit qu'on ne faisait pas un grand film à partir d'un grand livre (il était en train de tourner le Mépris).

Arabella a écrit:

Et puis que c'est très difficile à transposer au cinéma, comme pas mal de très grands écrivains. Faulkner ou Proust, tiens, par exemple. On perd l'essentiel. Ou on s'inspire en faisant autre chose. C'est Godard qui a dit qu'on ne faisait pas un grand film à partir d'un grand livre (il était en train de tourner le Mépris).

Je ne sais pas si c'était censé être méchant pour Moravia, ou si on peut considérer que son film n'est donc pas un grand film (à part la musique).
Cela me rappelle (j'espère ne pas me tromper) Hawks qui, en parlant avec Faulkner, lui disait qu'il pouvait faire un très bon film même à partir d'un très mauvais livre. Faulkner a dit, ha ha, essaye avec "To Have and Have Not", et ça a donné Le port de l'angoisse.

Je crois que c'était méchant pour Moravia.

Un livre médiocre, on peut faire ce que l'on veut avec, avec un chef d'oeuvre, c'est plus délicat.

Arabella a écrit:

Je crois que c'était méchant pour Moravia.

C'est bien ce que je pensais : c'était du mépris !