Nuri Bilge Ceylan

Tu parles de "macho man" et effectivement il montre dans tous ses films les rapports sociaux et affectifs entre hommes et femmes dans la Turquie d'aujourd'hui (qui sont aussi malheureusement assez universels). Dans Les trois singes c'est encore plus "dramatisé" d'ailleurs. Il fait un constat dur et il ne cherche pas la facilité.

Il fait un peu aussi comme Nanni Moretti en se filmant lui-même et ses proches, la plupart du temps, dans une sorte d'autobiographie sans concession. Ses personnages masculins ne sont pas reluisants, encore moins sympathiques, et la femme est souvent malmenée mais les rapports de force peuvent s'inverser. Et il y a derrière cette médiocrité des élans d'humanité. Ils se débattent et font comme ils peuvent avec le réel. Il y a d'ailleurs parfois une dimension presque absurde.

Il ne filme jamais des pantins qui prennent des poses mais des êtres de chair. Les séquences que tu évoques sur la plage ne sont pas là pour faire "joli" dans une esthétique publicitaire. Il filme la peau, des regards et des gestes, le désir et le rejet en même temps, les rapports de force, l'espoir et le renoncement. Je connais peu de réalisateurs qui aillent aussi loin dans les rapports humains (le couple le plus souvent). Je ne trouve pas ces regards lourdement démonstratifs. Il se contente juste de laisser le cadre respirer le temps de faire ressentir une émotion la plus juste possible au lieu de zapper à la suivante. Quand elle le regarde au début du film en train de faire le pitre, elle fait tout passer dans ce long regard, de la complicité qui s'est créée mais qui se retire, la tendresse et l'incompréhension, la tristesse de pressentir déjà la fin de leur relation. ..

Ce "plus" dont tu parles c'est peut-être tout simplement ce temps qu'il s'accorde pour faire surgir quelque chose de "vrai" du plan. Là où le cinéma n'est le plus souvent qu'artifice et manipulation superficielle, il crée un dispositif qui magnifie par le cadre un drame existentiel ordinaire. Il y a un côté tragédie antique où la théâtralité ne serait pas dans le jeu des acteurs mais dans ce qui les entoure.

Je retrouve ce soucis de faire surgir le "vrai" au sein d'un dispositif théâtral ou théorique dans les films de Rohmer ou de Doillon. Ce serait probablement le même débat pour Reygadas ou Zvianguintsev.

Je trouve plus de "vérité" dans ces films (idem chez Kaurismaki) que dans des films proprement réalistes ou beaucoup de fictions du cinéma de consommation. Qu'ils cherchent le "beau" en plus me fait du bien comme spectateur.

Il reçu pour Les Climats le prix de la critique internationale à Cannes et la force et l'universalité de son cinéma n'y sont probablement pas pour rien.

macoman c'était d'abord parce que j'ai oublié le nom du personnage et qu'il est très typé de comportement (bien que très loin de ne pas être crédible).

oui aussi pour l'espèce de lutte, la tentative plus ou moins constante de changer. D'un autre côté sans ça, qui est le plus intéressant du film bien que "plat" au bout du compte... il n'y aurait plus grand chose.

c'est pas pour faire moche la plage quand même ? les regards sont les mêmes que précédemment dans le film. c'est peut être aussi ce qui peut gêner : répétition de "tout" (exprimé), même si on peut y trouver un sens.

"elle fait tout passer dans ce long regard"

elle le donne au spectateur en instantanné, ce que je qualifie de démonstratif d'un point de vue temporel.

ça manière de durer ou de zapper n'est pas assez homogène pour que je m'y retrouve. parce qu'il zappe aussi, et c'est une forme de tri dans des émotions potentielles.

à voir si un jour j'en vois un autre qui me fera voir que ce "plus" n'est pas un plus "emballage" plastique auquel je suis moins que sensible

edit : ce n'est pas à Cannes qu'ils ont trouvé merveilleusement bon Hunger ?

animal a écrit:

edit : ce n'est pas à Cannes qu'ils ont trouvé merveilleusement bon Hunger ?

Et je ne les en blâmerai pas

Marko a écrit:

Les trois singes


Prix de la mise en scène à Cannes 2008

j'ai dû patienter un peu.. mais il est là - certes aussi déjà sur DVD, mais je pense que je veux bien aller voir celui-là au cinéma.. avec de telles images.. faut les voir sur grand écran

Viens vite nous raconter!

Les climats.

J'étais à la limite de l'ennui.
J'ai eu envie de baffer "machoman" (comme dit Animal) au moins une dizaine de fois.
C'est moins esthético-réflexif que ce que je croyais (bon point) mais les quelques plans qui m'ont fait dire Waou étaient trop "fait pour" (comme dit Animal, bis).
J'ai trouvé que ça n'apportait pas grand chose, je suis restée distante, éloignée.
Peut-être que je n'étais pas hypra concentrée (comme dit Animal, ter).

Bref.
M'a pas convaincue, mais je tenterais peut-être autre chose, au cas où.

Tente "Les 3 Singes", Queenie...

Nuri Bilge Ceylan est de retour à Cannes avec Once Upon a Time in Anatolia et évidemment j'attendrai les réactions avec impatience:

Grand Prix à Cannes 2011 pour "Once Upon a time in Anatolia" film contemplatif de 2h40

Pas sûr que le film réconcilie Animal avec le cinéma de Nuri Bilge Ceylan mais la bande annonce me rend très impatient. C'est beau comme du Zviaguintsev!

Marko a écrit:

Grand Prix à Cannes 2011 pour "Once Upon a time in Anatolia" film contemplatif de 2h40



C'est beau comme du Zviaguintsev!

Je sens que je vais encore aimer ça...

Il était une fois en Anatolie

Grand Prix à Cannes 2011
Sortie le 2 Novembre

Nuri Bilge Ceylan revient avec un film plastiquement envoûtant bien que laissant cette fois de côté la palette graphique (ouf! dira Animal...). J'évoquais Zviaguintsev en voyant la bande annonce mais on est finalement plus du côté d'un Abbas Kiarostami montrant des paysages comme des tableaux vivants. Ceylan a néanmoins un univers très personnel qui dépasse de loin une tentation purement graphique ou illustrative. Rien de décoratif mais au contraire la présence de paysages et d'espaces qui deviennent le révélateur des états d'âme des différents personnages, complexes, changeants.



Deux parties presque égales pour ces 2h40 de cinéma contemplatif bien qu'animé d'une pseudo-intrigue policière prétexte et de pas mal de dialogues. Une première partie très impressionnante dans une somptueuse semi-obscurité où 3 voitures sillonnent des paysages d'Anatolie éclairés par les phares et la clarté de la lune. On comprend progressivement qui sont ces gens, ce qu'ils viennent chercher en pleine nuit. Le temps de faire une courte halte régénératrice dans un petit village...



... et nous revoilà au grand jour qui dévoile d'autres aspects graphiques de ces paysages naturels (notamment ces plans avec le chien errant qui rappellent Tarkovski). La seconde partie est plus clinique et se recentre sur les protagonistes principaux dont elle éclaire la solitude, les blessures, les non-dits, les compromis avec la réalité. L'environnement urbain se fait plus hostile, moins contenant, s'achevant sur une étonnante et longue scène d'autopsie (uniquement perçue par la bande son!).



Ce qui est formidable dans ce film c'est la façon dont la lumière, le cadre, le son, la texture de l'image, parviennent à capter tous les frémissements de la nature et dessinent à eux seuls cette histoire qui pourrait commencer par "Il était une fois". Il était une fois un pays, des gens, un crime, une forme de morale individuelle ... Il y a un peu de Dostoïevski dans cette complexité des échanges humains où faute et culpabilité coexistent avec humanité et compassion. Personne n'y est jugé autrement que par soi-même. La vérité étant d'ailleurs plus ou moins opaque.



Nuri Bilge Ceylan enchante le réel le plus trivial en faisant surgir de la lenteur, des rituels mornes de ces hommes fatigués, de l'austérité de ces visages usés et des non-dits révélant de façon presque subliminale certains secrets, une fragilité et un regard sur l'autre qui bouleversent sans jamais avoir recours au mélodrame. Un très grand réalisateur dont l'abord peut parfois être difficile de par sa lenteur quasi documentaire mais qui crée une oeuvre à mon avis essentielle. Beaucoup à contempler, beaucoup à méditer, pendant et longtemps après.

Je vais m'essayer un peu au jeu des bémols même si je trouve ce film magnifique... On devrait faire une rubrique pour s'exercer à l'anti-critique positive ou négative!



Il faut arriver à entrer dans le rythme lent du film pour s'intéresser à ces personnages sinon on risque de rester à la porte et de s'ennuyer terriblement malgré la beauté des images. J'ai parfois flotté et ressenti un ennui passager mais rapidement compensé par la force de ces tableaux et de ce qui s'y déroule malgré une apparente banalité. 2h40 ça reste long et il y a notamment dans la seconde partie des échanges entre le procureur et le médecin qui sont trop lourdement signifiants dans les non-dits. Les scènes s'attardent et semblent vouloir nous surprendre par certaines révélations qu'on avait malheureusement anticipées bien avant. Sorte de faux suspens un peu artificiel.

Il vaut mieux aussi prendre le temps de s'intéresser à des dialogues parfois digressifs, presque burlesques (il y a un humour quasi constant et décalé malgré la sinistrose ambiante), parfois subliminaux (le court échange entre les 2 suspects du crime). Les personnages s'éclairent par petites touches, par des réactions inattendues, des regards, des gestes... On peut avoir l'impression qu'il ne se passe pas grand chose alors que le film fourmille d'informations sensorielles et de bribes de conversations qui font sens progressivement. On doit être patient. On a pas forcément toujours envie de l'être.

Le film peut sembler poseur et trop esthétisant (cf ce qu'Animal disait des Climats) par le choix apporté aux cadres, aux ambiances, aux lumières, aux dégradés de couleur, à la composition de chaque plan. Le risque est celui d'une asepsie et d'une désincarnation trop grande. Mais pourtant c'est le genre de film qui me semble dégager une profonde justesse sur les êtres qu'il observe. Justement par ce temps pris pour les observer sans avoir recours aux stéréotypes et conventions habituels. Aussi parce que tout le projet esthétique est en adéquation avec le propos. Rien n'est gratuit et contribue à raconter quelque chose à la fois très dense et très riche.

De ces films où narration et abstraction coexistent pour multiplier les niveaux de lecture. C'est du grand art mais certains y verront peut-être trop de maniérisme et d'artificialité.

Le type même de film qu'on peut adorer ou détester pour les mêmes raisons suivant sa sensibilité !!

palette ou pas palette je passerai mon tour.

Le genre de film hypnotique auquel je suis sensible, je le note !
Puis des références comme Dostoïevski et Tarkovski, comment y résister

animal a écrit:

palette ou pas palette je passerai mon tour.

Ouf! Pas d'éreintement en perspective