Le Royaume - Citation :
- Non.
Non, je ne crois pas que Jésus soit ressuscité. Je ne crois pas qu'un homme soit revenu d'entre les morts. Seulement, qu'on puisse le croire, et de l'avoir cru moi-même, cela m'intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse - je ne sais pas quel verbe convient le mieux. J'écris ce livre pour ne pas me figurer que j'en sais plus long, ne le croyant plus, que ceux qui le croient et que moi-même quand je le croyais. J'écris ce livre pour ne pas abonder dans mon sens.
Emmanuel Carrère ayant une excellente attachée de presse, personne n'a pu y échapper, tout le monde sait que le Royaume, c'est celui de Dieu, que le livre parle des premiers chrétiens, et que la note « Carrère » c'est qu'il y a 20 ans, pendant 3 ans, il a été un croyant à la limite du fanatisme.
Mon commentaire m'a causé quelques soucis, (excusez la longueur) , car je suis passée par plein d'états contradictoires à la lecture de son nouveau roman . Franchement pas intéressée au début, irritée au milieu, plutôt passionnée à la fin… Si cela signe une chose c'est que, qu'on aime ou pas, qu'on soit choqué ou pas, qu'on soit intéressé ou pas, ce roman est d'une grande richesse et ouvre de nombreuses pistes, beaucoup plus que ce que dit ma petite présentation de départ.
Je passerai sur la première partie, qui m'a énormément déçue,. Carrère raconte comment lui, homme tourmenté et souvent malheureux, est sorti d'une dépression sous la double protection du Christ et d'une psychanalyste (7 messes et 3 séances par semaine), puis a peu à peu abandonné la Révélation, ce Royaume, pour devenir un agnostique, qui 20 ans plus tard écrit un livre sur les premiers chrétiens et se remémore cet épisode de sa vie, sur un ton assez sarcastique voire condescendant. Curieusement, cette histoire d'une passion folle quoique éphémère, qui était assez prometteuse, m'est restée totalement indifférent. A ce stade , j'ai bien failli m’arrêter.
Puis, on passe aux choses sérieuses, on suit Paul sur le chemin de Damas, puis prêchant à travers le monde romain, et peu à peu, sans perdre de vue le récit historique général de ce premier siècle chrétien, émerge la personne de Luc, l’évangéliste, un conciliant que haïssent les « vomisseurs de tièdes », un conteur, qui est en fait le personnage central du livre, auquel Carrère voue un attachement avoué, qu'il considère en quelque sorte comme son double. À moins que le personnage central soit Emmanuel Carrère, comme toujours plus ou moins dans ses derniers livres.
Pour ce qui est du récit historique, bien évidemment beaucoup de choses sont connues, nous avons appris l'histoire du monde romain, je suis d'une génération qui a été au catéchisme et c'est donc surtout dans les détails, les nuances, l'interprétation, la pensée, la façon de raconter, que j'ai trouvé à me nourrir, et abondamment. Au début, je dois dire que le ton ludique et désinvolte, le désir de moderniser à outrance, m'ont un peu gênée, parfois même irritée (comme exemple parmi de nombreux autres, quand il écrit que «
Luc est un peu snob, enclin au name dropping » ou à propos des échecs de Paul dans ses prédications : «
Dans un album de Lucky Luke on le verrait à chaque fois quitter la ville enduit de goudron et de plume ».je comprends que cela puisse plaire, mais à moi pas tellement), j'y ai trouvé comme une pédagogie bêtement démagogique, j'avais par moment de lire « Les premiers Chrétiens pour les Nuls »). Cependant, Carrère reste dans une irrévérence facétieuse, contrairement à Harelde, je ne l'ai pas trouvé "bouffeur de curés".
Je ne sais pas si je m'y suis habituée ou si Carrère trouve une humilité qu'il n'avait pas au départ, abandonne son coté sarcastique, mais au fur et à mesure que j’ai avancé dans le livre, ce malaise a disparu. Luc devient plus présent,le ton évolue, le ton, mais surtout le propos. Tout en continuant à nous raconter son histoire des premiers chrétiens, citant abondamment ses sources ( car il s'est énormément documenté), il se permet de petits arrangements avec l'Histoire. Comme il est un écrivain et non historien, il admet les anachronismes qui servent son propos, ainsi que les vérités non-prouvées. Ce qui l'intéresse au delà de la Vérité historique, c'est ce qu'il a envie de croire, c'est inventer et raconter, et naturellement, par moments, il glisse dans la fiction, qu'il revendique, qui se mêle au réel, aux faits objectifs, qu'il offre comme une piste possible, tout en restant honnête, chaque fois il précise : ça c'est écrit, ça je le pense, ça je le crois, ça j'en suis certain et on n'est pas obligé d'y croire avec moi. Le modernisme revendiqué qui m'avait gênée au début prend son sens, on croise au passage des comparaisons pas inintéressantes avec Staline, avec Ben Laden,….
- Citation :
- Bref : d'accord pour lire la Bible comme ça m'arrange, à condition d'en être conscient. D'accord pour me projeter en Luc, à condition de savoir que je me projette.
Ce livre n'est donc pas l'histoire des premiers chrétiens, mais Thèmes et Variations d'Emmanuel Carrère, lecteur des Ecritures et écrivain, sur la naissance du christianisme au Ier siècle. Et un écrivain, c'est un créateur.
Il est donc en parfaite connivence avec Luc, le rédacteur des Evangiles, dont il débusque les astuces, analyse les techniques, perçoit les intentions derrière les mots. IL traque chez lui la part de création derrière le reportage, il lui donne le droit à la fiction. Il fait parler ses mots. Cette une réflexion/jeu autour de l'écriture est des plus intéressante. Carrère parle de son rôle de lecteur, de son travail d'écrivain, de lui-même, une fois de plus, et ça, il le reconnaît avec humour : «pour parler de moi, on peut toujours me faire confiance ».
Le St Jérome de Carpaccio
- Augustine a écrit:
Juste une petite critique : je n’ai pas compris ce que le passage de la brunette coquine de Youtube venait faire dans le récit. Si quelqu’un peut m’éclairer ?
Voila comment je le vois, ce petit épisode « pornographique ». Je crois que c'est cela qui le justifie : puisqu'il parle de lui-même et que pour lui la pornographie n'est pas taboue (il explique un peu plus loin qu'il a plus de facilité à parler de la pornographie que des « désordres de son âme »), que cette association d'idées lui est venue à l'esprit (comme de nombreuses, nombreuses autres pas pornographique du tout, tout au fil du livre), il en parle. Il veut faire un livre honnête, et un livre honnête, qui parle d'Emmanuel Carrère, apparemment, cela parle de pornographie. Il est comme ça, c'est à prendre ou à laisser (Bernard Pivot n'a pas aimé et Harelde a laissé!). Et d'ailleurs, Dieu pardonne aux pêcheurs, donc pourquoi camoufler ? Je signale quand même que le fameux épisode dure une dizaine de pages, deux pages d'exposition un peu hard mais fort bien écrites et qui ne m'ont quand même pas fait partir en courant, et 8 pages de discours autour de la chose, une exégèse en quelque sorte. C'est un peu provocateur, c'est certain, surtout dans ce contexte chrétien, mais pas suffisamment copieux pour justifier de ma part un bannissement du livre.
Et puis, il garde du recul, il se moque de lui-même, Carrère, d'avoir eu le culot de glisser ces pages dans son livre sous prétexte de Luc : « Quand même, il a bon dos, Saint Luc ».