Lecture en commun - Tristan Egolf : Le seigneur des porcheries

John Kaltenbrunner enfant se serait volontiers contenté d’être l’élève le plus discret de l’école.

Citation :

C'est un fait généralement reconnu qu'il n'avait pas d'amis. Ses professeurs avouent avoir évité de l'interroger chaque fois que possible, de manière à éviter ce regard vide, reptilien, qui mettait tout le monde si mal à l'aise.

[…]

Malgré toute la pompe et le cérémonial qui entouraient les rencontres sportives et les remises de diplôme, la majorité des élèves quittait Holborn High en croyant dur comme fer que les dinosaures avaient disparu parce que Noé n'avait pas assez de place pour eux sur l'arche. Il allait de soi que toute exception à la norme quelle qu'elle fût, suscitait l'hostilité immédiate de cet environnement. Tout individu qui ne s'engageait pas bovinement dans l'une des deux voies possibles - l'école de commerce ou les usines du coin - pouvait être considéré comme condamné d'entrée de jeu à des années de rejet impitoyable.

[…]

Il abandonna très rapidement tout espoir et toute foi dans le système éducatif de Baker. Il se replia un peu plus encore dans son propre monde souterrain et ne leva jamais le doigt en classe.

Malheureusement, son apparence, qui invitait ouvertement à la moquerie, l’intronisait immanquablement en tant que cible idéale de toutes les moqueries et discriminations.

Citation :

Il était parti pour écoper […]
En l’espace de quelques semaines, il passa du statut de l’élève le plus invisible de l’école à celui de la proie désignée à qui voulait se défouler.

Ces mauvais traitements, dont certains de nature criminelle, aboutiront à une ultime humiliation qui lui fournira l’occasion d’y répondre à sa démesure. Du statut de bouc émissaire, il passera à celui de l’élève le plus craint de tout le monde, y compris ses professeurs.

Citation :

On le détestait et l’exécrait peut-être autant qu’auparavant, mais par la suite plus personne n’osa même le regarder de travers. De l’avis général, si vous songiez à maltraiter le petit Kaltenbrunner, il valait mieux prévoir de l’achever tout de suite ; sinon, vous, et très probablement toute votre famille, regretteriez ce jour votre vie entière. Tout le monde en avait la chair de poule.

John y trouvait parfaitement son compte. Il ne tirait aucune satisfaction particulière de la révulsion qu’il semblait susciter chez tous ceux qu’il croisait. Simplement, elle excluait toute autre réaction. Mieux valait les voir s’écarter sur son passage, se taire, détourner le regard et vider les lieux à la première occasion que d’être laissé pour mort au pied du mur du cimentière un après-midi sur deux. Et tout ce qu’il avait jamais demandé, c’était qu’on lui fiche la paix, de toute façon. Pour le coup, c’était réussi.

Egolf pousse au maximum les évènements, il ne s'agit pas pour son héros d'être seulement un bouc émissaire mais d'être 'laissé pour mort', toutes les situations sont tellement grossies qu'elles pourraient être grotesques et pourtant elles ne le sont pas. Il est impossible de résumer ce livre parce qu'il est trop énorme et en même temps l'histoire tient la route, c'est vraiment étonnant.

Je suis du même avis, la démesure et le grotesque auraient pu rendre le tout burlesque et caricatural mais non, pas du tout ! Tout tient magnifiquement la route, c'est hallucinant. Quel talent ! Incroyable que ce roman soit un premier roman

J’adore quand il nous parle des méthodistes :

Citation :

Les harpies trafiquaient toutes dans la charogne, sans exception. Là étaient leur passion commune.

Citation :

[…] les harpies étaient des « renifleuses de petites culottes ivres de la douce odeur de la pourriture », « dressées sur leur pillons au-dessus des grabataires », « se délectant de la puanteur rance, attendant le chant du moniteur cardiaque… ».

Citation :

Elles tournaient autour d’une madame veuve Kaltenbrunner de plus en plus dégradée comme des chiens errants autour d’un quartier de bœuf, les yeux brillants et saillants d’une ivresse rapace.

Citation :

Sur l’échelon le plus élevé de la troupe des secouristes, il y avait cette petite élite de celles qui étaient, toutes sans exception, si machinatrices, fourbes et libidineuses qu’elles n’ignoraient absolument rien de leur rôle d’extorqueuses et de spoliatrices et le jouaient pourtant. Aucune n’offrant de meilleur exemple qu’Hortense.

Hortense Allenbach, chef de file implicite des harpies et grand lézard extraordinaire à tête de méduse, était impavidement déraisonnable – si ouvertement dépravée qu’elle donnait aux pères fondateurs de Baker l’air de philanthropes communautaires. Dès l’instant où elle planta ses griffes dans le domaine de Kaltenbrunner, elle entreprit de soustraire jusqu’au dernier objet sur lequel elle pouvait mettre la main sans jamais montrer le plus petit signe d’embarras. Elle avait manifestement fait ce numéro un millier de fois déjà. Elle avait fait du vol de grand chemin une science. Elle réglait les opérations en parfaite synchronie avec le rythme auquel madame veuve Kaltenbrunner se dégradait, prenant l’apparition et l’évolution de tous les symptômes attendus comme signal pour passer à l’étape suivant du plan, à la série suivante de desiderata. A cet égard, elle était un prodige.

Citation :

Chacun savait que pour les catholiques, Jésus était le fils de Marie, pour les baptistes, il était le sauveur, pour les juifs, il n’était rien, et pour les méthodistes, il était une déduction fiscale.

L'art de la formule percutante et in-ouïe : par exemple lorsqu'il décrit Baker, la ville qu'il déteste et qu'il a quitté un moment pour être marin, à son retour il la désigne ainsi :

Baker était tel qu'en lui-même, avec seulement quelques centimètres de plus autour de l'équateur.

Le fait qu'il s'agisse d'un premier roman, lui laissait peut-être la latitude suffisante pour n'avoir aucune norme, ni barrière, ni camisole...

Terminé.
Woauh quel feu d’artifice, quelle énergie, quelle puissance, aucun répit ni moment mort pour reprendre un tant soit peu son souffle et ses esprits !
Ce nouveau testament à la Tristan Egolf avec comme figure christique ce John Kaltenbrunner me laisse pantelante.
Avec comme corollaire la question suivante : que vais-je pouvoir lire après un truc pareil sans que cela me paraisse fade et sans saveur en comparaison

Une phrase qui en dit beaucoup sur l'auteur :

Citation :

[...] John, après une vie entière passée à se dresser rageusement contre tout ce qu'incarnait Baker, avait finalement répondu à l'une des directives les plus fondamentales de la communauté : le défi présenté à chaque homme de surpasser son père d'une manière ou d'une autre [...]

oui, un peu comme s'il s'agissait d'une révolte adolescente utilisant les mots d'une langue réinventée.

sentinelle a écrit:

colimasson a écrit:

Je pensais bien que vous n'étiez pas de ce genre !
J'essaierai de me débrouiller au plus vite alors. Peut-être arriverais-je à provoquer la pitié dans mon entourage pour que quelqu'un me l'achète ? Mwahahaha !

Ah mais colimasson, un livre de ce calibre là, on ne l'emprunte pas mais on se l'offre bien volontiers pour ensuite lui octroyer une place de choix dans sa bibliothèque

C'est ce que je vois ! Je redoutais que ce livre soit un peu difficile d'accès (il me semblait que les premières pages étaient un peu ardues...) mais les citations que vous avez relevées à la suite de votre lecture sont délicieuses à lire

shanidar a écrit:

"Sa peau flottait sur ses os, coulait de son corps et se répandait sur les coussins du canapé. (...) Elle semblait s'être tranquillement métamorphosée en rutabaga au cours de la nuit. C'était écoeurant. Elle était mûre pour les urgences."

Surtout celle-là !

N'empêche que même à la FNAC et dans les librairies d'Annecy, je n'ai pas trouvé le bouquin...

shanidar a écrit:

Egolf pousse au maximum les évènements, il ne s'agit pas pour son héros d'être seulement un bouc émissaire mais d'être 'laissé pour mort', toutes les situations sont tellement grossies qu'elles pourraient être grotesques et pourtant elles ne le sont pas. Il est impossible de résumer ce livre parce qu'il est trop énorme et en même temps l'histoire tient la route, c'est vraiment étonnant.

A mon niveau (juste après la tornade), c'est exactement ce que je ressens. On est dans l'outrancier et en même temps tout se tient, tout est crédible. John est un personnage fascinant. Il est complètement hors norme, ce qui le rend à la fois sympathique et flippant. On sent qu'il peut sortir quelque chose de monstrueux de lui et que face à la bêtise et à la cruauté de ces concitoyens, il est capable du pire. Quant à la langue d'Egolf, elle est, je ne sais pas, elle est magique.

Egolf est également capable d'offrir un 'panorama' hallucinant de la Grande Histoire, de faire un récit époustouflant de la conquête de l'Amérique par les hordes de Blancs, rebuts de la société européenne, alcooliques, criminels et dégénérés. Ce livre rassemble, en une performance d'équilibriste, à la fois le minuscule, l'intime, le grotesque et en même temps l'Histoire et les grands sentiments (à part l'amour peut-être... en tout cas pour l'instant il n'y a pas d'histoire d'amour hormis une qui se finit assez sordidement dans des toilettes...).

Bref ce livre est comme le disait sentinelle : un nouveau testament, il en a la force et les tourments...

Je m'immisce un petit peu dans votre lecture :
Je viens de relire ce fil et c'est étrange parce que je crois que personne ne fait référence aux odeurs. Pour moi ce qui s'est dégagé de plus fort dans ce livre que j'ai lu il y a quelques années ce sont les odeurs dans lesquelles a erré le personnage, cette dimension olfactive qui émergeait. (je ne suis pas spécialement sensible aux odeurs )
Et je suis comme vous, j'ai beaucoup aimé ce livre.

ah c'est intéressant comme reflexion parce qu'il ne me semble pas qu'il y ait des descriptions olfactives dans le roman et pourtant, en effet, les lieux parcourus par le personnage (ferme, bateau, usine de volaille, décharge) font référence à des endroits fortement marqués par les odeurs. Je suis passée à côté de cet aspect mais maintenant je vais faire plus attention.

Moi je suis surtout frappée par le travail sur les corps (les descriptions sont d'une justesse rare, beaucoup de personnages se transforment physiquement au cours du roman, on a même parfois l'impression d'être à la limite du fantastique) et la rapidité avec laquelle les actions défilent, les hommes se télescopent, les histoires s'embobinent pour ne plus former qu'un patchwork monstrueux, comme une image implosée de l'Amérique.

shanidar a écrit:

Ce livre rassemble, en une performance d'équilibriste, à la fois le minuscule, l'intime, le grotesque et en même temps l'Histoire et les grands sentiments (à part l'amour peut-être... en tout cas pour l'instant il n'y a pas d'histoire d'amour hormis une qui se finit assez sordidement dans des toilettes...).

Bref ce livre est comme le disait sentinelle : un nouveau testament, il en a la force et les tourments...

John est totalement asexué, du début jusqu'à la fin, à l'image de ce que nous avons retenu de Jésus-Christ par ailleurs... Egolf n'a rien laissé au hasard
Il s'agit bien d'un nouveau testament, la fin du roman ne laisse aucun doute à ce sujet

chrisdusud a écrit:

Je m'immisce un petit peu dans votre lecture :
Je viens de relire ce fil et c'est étrange parce que je crois que personne ne fait référence aux odeurs. Pour moi ce qui s'est dégagé de plus fort dans ce livre que j'ai lu il y a quelques années ce sont les odeurs dans lesquelles a erré le personnage, cette dimension olfactive qui émergeait. (je ne suis pas spécialement sensible aux odeurs )
Et je suis comme vous, j'ai beaucoup aimé ce livre.

Nous n'en avions pas encore parlé mais j'ai aussi été sensible à ces odeurs corporelles et à cette présence des corps, odeurs de pisse, viscères, boyaux, sang et aux déjections en général, à la décomposition, aux charognes et charognards de toutes espèces, les harpies étant les plus terribles d'entre toutes.
Il y a même des sortes de "monstres" de la nature, à la consanguinité importante et qui semblent constituer une sorte de chainon entre les animaux et les hommes.