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 E-M Cioran [Philosophie]

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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyLun 28 Avr 2014 - 20:53

Le livre des Leurres (1936)


E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 Books12

Mi-Fa-Mi-Fa. « Miseria-Famina, Miseria-Famina » -telle est la rengaine terrestre qui émane des travaux harmoniques des Harmonices Mundi de Johannes Kepler. Reprise par Emil Cioran, la lamentation musicale est poussée de la mortification jusqu’à l’extase, poursuivant les intuitions cosmiques de ses prédécesseurs et imaginant modestement l’origine sonore de notre univers, comme jailli d’un puissant martèlement asséné sur le voile d’un tambour.


Saura-t-on si la musique est le leurre par excellence ? oui si, au contraire, tout ce qui n’est pas musical s’organise en un immense leurre nous empêchant de communier avec les sommets de la mélodie et du rythme ? Emil Cioran ne cherche à convaincre personne des émotions qui le submergent lors de ces transports musicaux. Alignant ses phrases littéraires sur le modèle des phrases musicales les plus célestes, il transportera jusqu’à l’extase ceux qui sont déjà prêts pour la grande ascension des sphères –ceux qui comprendront qu’« il n’y a pas un tableau au monde devant lequel tu peux sentir que le monde aurait pu commencer avec toi ; mais il existe des finales de symphonies qui t’ont souvent poussé à te demander si tu n’étais pas le commencement et la fin ».


Le déchirement et l’immense colère d’Emil Cioran relèvent du vertige des échelles. Transporté jusqu’aux sommets de l’univers via ce transport contre-naturel de la musique terrestre, le microscopique et le macroscopique communient sans obstacle et vrillent le voyageur imprudent. Trop petit ou trop grand ? grisé quelques minutes par des visions éternelles qui ne lui laissent plus que le souvenir d’un immense hurlement lorsque la Terre se souvient de lui à nouveau.


« N’as-tu jamais été une mélodie issue d’ailleurs et se dirigeant vers la terre ? Ou ne sais-tu pas ce que sont la chute, le regret et la perte ? »


La musique n’est qu’un prétexte, rien de plus qu’un symbole, et même si Emil Cioran s’émeut de Mozart ou de Bach, il ne parle de ceux-ci qu’à titre exceptionnel, prodiges de musique terrestre capables de rivaliser avec la musique céleste. Le Livre des Leurres ne se revendique pas comme une glorification globale de l’événement musical mais propose aux univers locaux de nos âmes le dénominateur commun qui nous retrouvera tous, flottants et frémissants dans l’univers global de l’éternité.


« Nous sommes sur la voie de la divinité chaque fois qu’en nous la dialectique n’a plus cours, et que les antinomies s’arrondissent dans la voûte de notre être, imitant la courbe de l’azur céleste. »


La chute est violente: « Miseria-Famina, Miseria-Famina » chantait Johannes Kepler. Mais cette chute est aussi une modalité en mode mineur de la musique céleste. Que la pitié ou la sainteté viennent à notre recours !


E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 Franci13

On se demande parfois si Emil Cioran n’essaie pas de nous connecter à la globalité –si je repense à ma lecture récente de C. G. Jung, je pense évidemment à l’inconscient collectif et à l’aptitude aux synchronicités :

Citation :
« Quand on vit de manière extrêmement intense, les contenus de l’être débordent les limites de l’existence individuelle ; on a alors l’impression que palpitent en nous des forces inconnues, obscures et lointaines, et que se consomme un destin dont on n’est plus responsable. »


Digne successeur nietzschéen :

Citation :
« La profondeur d’une pensée est fonction du risque que l’on y court. Ou nous mourons en héros de la pensée, ou nous renonçons à penser. Si penser n’est pas un sacrifice, à quoi bon penser encore ? »


Et porte-parole du mysticisme tel que le concevait aussi Wittgenstein :

Citation :
« Lorsque le mot n’atteint plus la chose et que les choses ne répondent plus aux mots, la musique de la nature est une passerelle qui relie encore l’âme à tout. »


Tout le monde peut-il ressentir ceci ?

Citation :
« J’aurais voulu que la vie circulât en moi avec une plénitude insoutenable, qu’elle y dessine ses mouvements anonymes avant l’individuation, désir exclusif de la vie d’être partout, et d’être parallèle à la mort. Cette vie aurait palpité si fort en moi que son essor aurait été irradiation, explosion de rayons lumineux, démence de vibrations. »


Si oui, c’est superbement décrit. Si non, ça doit être contagieux.
Pour terminer, un déluge de pensées sonores :


« Une longue douleur ne peut rendre qu’imbécile ou saint. »


« L’ondulation est la géométrie pure du paradis, alors que la spirale est la géométrie plane des mondes qui s’interposent entre la terre et le paradis. »


« Qui n’a jamais souhaité détruire la musique ne l’a jamais aimée… »


« Que chacun vive sa vie comme s’il était dieu, que chacun s’abandonne au mythe de sa propre divinité. »


« Il n’y a pas de destin sans le sentiment intime d’une condamnation et d’une malédiction. »


« La seule chose que je puisse aimer est la vie que je déteste. »


« Que suis-je, sinon une chance dans l’infini des probabilités de ne pas avoir été ? »


« Les pensées sont profondes en elles-mêmes ; non de la profondeur des choses et du monde ! »


« N’avez-vous jamais remarqué que tous les philosophes finissent bien ? Cette chose doit nous donner à penser. »


« Chaque échec doit être utilisé pour vérifier sa force et son mépris. »


« Chaque fois que les limites du cœur dépassent celles du monde, nous entrons dans la mort par un excès de vie. »


« J'ai commencé le combat ainsi : ou moi, ou l'existence. Et nous en sommes sortis tous deux vaincus et diminués. »




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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyMer 16 Juil 2014 - 23:21

"Histoire et utopie" (1960)

Je n'ai pas encore tout lu les commentaires des précédents. Mais j'ai décidé de poster le mien.
Heureusement personne n'a parlé de ce livre. Je suis désolée.

Que puis-je dire sur Cioran ?
Pas beaucoup de choses. Je n'ai lu que ce livre.
En plus quand je l'ai acheté, je ne connaissais même pas le nom d'auteur.
C'est tout simplement le titre qui m'a attiré mon attention.
Je l'ai lu dans mon cycle "Utopie".
Je voulais lire tous les livres qui concernaient "Utopie", mais enfin je n'ai lu que sept ou huit (en japonais).

Cachemire a écrit:
Edition en Allemagne des écrits de Cioran jeune pour un journal roumain ou il décrivait dans de nombreux articles la situation politique et la montée d'Hitler au pouvoir. Il y dit ses sympathies fascistes qui ont toujours terni son image et outre Rhin considérablement affaibli sa crédibilité. Les journalistes d'aujourd'hui l'assassinent consciencieusement dans leur commentaire de l'ouvrage......

Je ne savais pas ça. Mais c'est vrai que je comprends un peu mieux son goût pour les dictateurs quand je relis le chapitre "à l'école des tyrans". Par exemple...

Citation :
"J'ai beau avoir sombré maintenant dans la modestie, je n'en conserve pas moins un faible pour les tyrans que je préfère toujours aux rédempteurs et aux prophètes ; je les préfère parce qu'ils ne dissimulent pas sous des formules, parce que leur prestige est équivoque, leur soif autodestructrice, alors que les autres, possédés d'une ambition sans bornes, en déguisent les visées sous des préceptes trompeurs, se détournent du citoyen pour régner sur des consciences, pour s'en emparer, s'y implanter, y créer des ravages durables, sans encourir le reproche, pourtant mérité, d'indiscrétion ou de sadisme. Auprès du pouvoir d'un Bouddha, d'un Jésus ou d'un Mahomet, que vaut celui des conquérants ?" (page 60)

Citation :
"C'est que la tyrannie précisément, on peut y prendre goût, car il arrive à l'homme d'aimer mieux croupir dans la peur que d'affronter l'angoisse d'être lui-même. Le phénomène généralisé, les césars paraissent : comment les incriminer, quand ils répondent aux exigences de notre misère et aux implorations de notre couardise ? Ils méritent même qu'on les admire" (page 67)

Son penchant aux tyrans m'inquiète un peu après le commentaire de Cachemire. J'aimais bien ce livre. Je croyais que son analyse était très juste et profonde sur les hommes et sur la société humaine. Pourtant comme certains philosophes, certains intellectuels essaient de dépasser les pensées banales des gens normaux et veulent aller derrière des pensées simples, de sens commun, être absolument uniques et originaux, du coup ils pourront tomber dans son propre piège, non ? Ils veulent défendre les indéfendables. C'est une aventure excitante pour eux. Comment préparer un plat succulent à partir d'ingrédients pas vraiment terribles ? C'est un défi intéressant pour un bon cuisinier, non ?
Et là il y a une trappe. Ils attaquent la faiblesse de l'amour, le mensonge de la fraternité. "Regardez bien la vraie nature des hommes !" Et hop ! ils commencent l'éloge du pur égoïsme ou de la pure animosité. Ce n'est pas ça, ce qu'il fait ici, Cioran ? J'ai commencé à en douter.
J'aimais bien ce livre. C'était longtemps un de mes livres préférés. Il démontre son désespoir, ses pensées noires ; mais par moments c'est noir comme un uniforme de fasciste, non ? Il voulait déjouer la conscience d'idéalistes, d'optimistes, de révolutionnaires, en disant, "regardez bien la réalité de l'histoire ! Vous êtes trop simple !" Et il pourrait finalement dire, "vive les dictateurs !"
Il y a tout de même quelque chose de malsain ici, je crois.
Il faudra continuer à réfléchir.
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptySam 19 Juil 2014 - 16:42

Ariane SHOYUSKI a écrit:
Pourtant comme certains philosophes, certains intellectuels essaient de dépasser les pensées banales des gens normaux et veulent aller derrière des pensées simples, de sens commun, être absolument uniques et originaux, du coup ils pourront tomber dans son propre piège, non ? Ils veulent défendre les indéfendables. C'est une aventure excitante pour eux. Comment préparer un plat succulent à partir d'ingrédients pas vraiment terribles ? C'est un défi intéressant pour un bon cuisinier, non ?

C'est vrai, tu écris ça très bien, et j'avoue qu'en tant que lectrice, j'aime goûter à ces plats composés d'ingrédients presque pourris. J'essaie cependant toujours de rester à distance, de me dire : c'est réussi ! le résultat n'est pas mauvais (voire carrément délectable) mais ce n'est pas une raison pour inscrire ce plat au menu tous les jours de toute une vie.

Cioran a souvent dit, dans ses entretiens, qu'il n'écrivait que lorsqu'il se trouvait dans certains états. Etats que l'on peut qualifier de désespéré, de grandiloquent, de tragique ou, dans le cas présent, de tyrannique. Je vois dans ce genre d'écrits une visée cathartique aussi bien pour l'écrivain que pour le lecteur. Le danger, ce serait que ce petit cocktail d'agrément, aussi soulageant qu'un apéritif de fin de semaine, ne devienne le plan philosophique ou idéologique d'un individu abandonné et désespéré.
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptySam 19 Juil 2014 - 17:03

Oui, je crois aussi à une catharsis pour Cioran.

En témoignent ceux qui l' ont connu.
Il ne faut pas toujours prendre les écraivains au pied de la lettre.

Spoiler:
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyDim 20 Juil 2014 - 0:03

Merci Colimasson, Bix229.
Je croyais que mon commentaire n'intéresserait à personne.
Par contre je n'ai pas encore tout lu tes articles sur lui, Colimasson. Je suis désoléeE-M Cioran [Philosophie] - Page 4 937463 

Colimasson a écrit:
C'est vrai, tu écris ça très bien, et j'avoue qu'en tant que lectrice, j'aime goûter à ces plats composés d'ingrédients presque pourris.

Merci. J'aime bien la nourriture fermentée à la base. (ni cuit ni cru ?) Laughing 

Colimasson a écrit:
une visée cathartique aussi bien pour l'écrivain que pour le lecteur

une visée cathartique ? Ah, oui ? Peut-être...

Je cite encore quelques phrases stimulantes :

Citation :
l'âge

"y contribua pour beaucoup un phénomène plus naturel et plus affligeant, l'âge, avec ses symptômes qui ne trompent pas : je commençais à donner de plus en plus des signes de tolérance, annonciateurs, me semblait-il, de quelque bouleversement intime, de quelque mal sans doute incurable. Ce qui mettait le comble à mes alarmes, c'est que je n'avais plus la force de souhaiter la mort d'un ennemi ; bien au contraire, je le comprenais, comparais son fiel au mien : il existait, et, déchéance sans nom, j'étais content qu'il existât." (page 12)

Liberté d'expression

"Du moins avons-nous conscience de l'avantage que confère à l'intelligence un régime qui, pour le moment, la laisse se déployer à sa guise, sans la soumettre aux rigueurs d'aucun impératif. Le bourgeois ne croit à rien, c'est un fait ; mais c'est là, si j'ose dire, le côté positif de son néant, la liberté ne pouvant se manifester que dans le vide de croyances, dans l'absence d'axiomes, et là seulement où les lois n'ont pas plus d'autorité qu'une hypothèse. Si on m'opposait que le bourgeois croit néanmoins à quelque chose, que l'argent remplit bien pour lui la fonction d'n dogme, je répliquerais que ce dogme, le plus affreux de tous, est, si étrange que cela paraisse, le plus supportable pour l'esprit." (page 19)

Dieu

"Le plus souvent nous nous attachons à Dieu pour nous venger de la vie, pour la châtier, lui signifier que nous pouvons nous passer d'elle, que nous avons trouvé mieux ; et nous nous y attachons encore par horreur des hommes, par mesure de représailles contre eux, par désir de leur faire comprendre que, ayant nos entrées ailleurs, leur société ne nous est pas indispensable, et que si nous rampons devant Lui c'est pour n'avoir pas ramper devant eux." (page 87)

Envieux

"Quand elle (l'envie) vous quitte, vous n'êtes plus qu'un insecte, un rien, une ombre. Et un malade. Que si elle vous soutint, elle remédie aux défaillances de l'orgueil, veille sur vos intérêts, triomphe de l'apathie, opère plus d'un miracle. N'est-ce point étrange qu'aucune thérapeutique ni aucune morale n'en ait préconisé les bienfaits, alors que, plus charitable que la providence, elle précède nos pas pour les diriger ? Malheur à celui qui l'ignore, la néglige ou s'y dérobe !" (page 55)

Sinon j'ai oublié de mettre la liste des livres sur l'utopie qui étaient très instructifs pour moi (j'ai lu tous en japonais) :

Lewis Mumford, "The Story of Utopias" (1922)
Jean Servier, "Histoire de l'utopie" (1966)
Gilles Lapouge, "Utopie et Civilisation" (1973)
Bronislaw Baczko, "Lumières de l'utopie" (1978)
Simone Debout, "L'Utopie de Charles Fourier" (1978)

Bien que je veuille bien commenter au moins les livres de Baczko et de Lapouge, celui de Baczko est un peu cher (j'ai besoin de la version originale pour commenter). Par contre j'ai récemment acheté ce Lapouge très bon marché. Je suis très contente.
Je suis très contente aussi que Lapouge ait reçu le Prix France Télévision avec "L'âne et l'abeille" cette année. Il est en forme malgré ses 91 ans !! Bravo monsieur ! bravo 

Et il y a aussi d'autres livres qui ont l'air intéressant :

Armand Mattelart, "Histoire de l'utopie planétaire"
Norbert Elias, "L'utopie"
Yolène Dilas-Rocherieux "L'utopie ou la mémoire du futur - de Thomas more à Lénine - le rêve éternel d'une autre société"
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyMar 22 Juil 2014 - 18:13

Je pense que Histoire et utopie de Cioran n'a pas grand-chose à voir avec tous ces livres... si ? à part le titre et la problématique de base... mais je crois que Cioran aborde ça de manière très ironique comme pour signifier que l'utopie n'est qu'une idée qu'on se fait. Ah, mais j'écris sans avoir lu le livre (seulement tes extraits). Corrige-moi si je suis hérétique Wink
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyVen 25 Juil 2014 - 13:44

Un essai sur Cioran...


Cioran – Ejaculations mystiques (2011) de Stéphane BARSACQ


E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 97820210

Un livre qui ne dit rien sur Emil Cioran. Pire que ça : un livre qui veut nous amener à croire que l’on connaît Emil Cioran alors qu’il faudrait appliquer à cet auteur la maxime socratique suivante : la seule chose que l’on peut savoir à son sujet, c’est que l’on ne sait rien. Le risque ? S’imprégner de quelques-unes de ses péripéties biographiques –enfance rurale en Roumanie, études et engagement politique, désillusion et exil- et croire que le bonhomme figure enfin derrière une apparence cohérente.


Ecrire un essai biographique sur Emil Cioran est forcément une affaire ratée d’avance. Stéphane Barsacq, plutôt talentueux, échoue à moitié. Lecteur apparemment avide et avisé de l’exilé, il aurait pu se contenter de ce conseil de lecture à l’usage des rétifs :


« Ceux qui lisent Cioran avec gravité en ratent l’essentiel : il ne propose pas des idées. Il vise une expérience, et fait état de la sienne, avec une frénésie continue. Peu de littérature moins intellectuelle que la sienne, car partout, il dresse la carte de ses humeurs et de ses désirs. Il se contredit ? Non. Il va de nuance en nuance. »


Et comme la littérature est une affaire d’hommes plus qu’elle n’est l’affaire d’un homme, Stéphane Barsacq nous permet également de relier Cioran à ses influences formatrices dostoïevskiennes et pascaliennes, ainsi qu’avec ses ressemblances ou dissonances contemporaines.


« Plus il écrit, plus il fragmente ; plus il excelle, plus il est court. »


La perversité d’Emil Cioran ? Ramener la quintessence de la littérature à son minimalisme. Après lui, le risque majeur devient le suivant : ne plus apprécier ce qui ne tient pas en une ligne.


E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 John_k10

Barsacq aime vraiment Cioran -c'est ce qui le sauve :

Citation :
« Chaque phrase est ciselée. On sent l’art. Cioran pense en artiste. La pointe est le péché de celui qui veut plaire. Mais ce ne sont pas que des artifices : quelque chose appuie, comme une trouée dans le sens des choses. »


Une explication de la vénération de Cioran vis-à-vis de son enfance ?

Citation :
« Qui pourra dire si, dans les souvenirs d’enfance, ce qu’on préfère, ce n’est pas soi, tel qu’on aurait pu exister, si seulement le temps n’avait pas été si rapide ? On s’y voit tel qu’on se rêve, dans l’absence d’un devenir fatal, soustrait à la marche du temps qui broie tout. »


Lorsque Barsacq rivalise (exceptionnellement) avec Cioran :

Citation :
« […] L’indulgence est d’abord une affaire de désillusions. »


*dessin de John Kenn Mortensen
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyVen 25 Juil 2014 - 20:36

Cioran écrit dans Aveux et Anathèmes :  


"On apprend plus dans une nuit blanche que dans une année de sommeil. Autant dire que le passage à tabac est autrement plus instructif que la sièste."

Il y a pas mal d' années, je lui aurais donné à raison à Cioran sur ce qu' on peut apprendre sans
dormir (faute de dormir).

Sauf qu' à force d' insomnies, on désapprend ce qu' on a appris. Et parfois, pire !
Quant au passage à tabac, je suis carrément réticent !
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyLun 28 Juil 2014 - 20:35

Je suis d'accord. C'est une parole d'insomniaque qui n'a pas souffert longtemps d'insomnie.
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyMar 29 Juil 2014 - 9:01

colimasson a écrit:
Je suis d'accord. C'est une parole d'insomniaque qui n'a pas souffert longtemps d'insomnie.

Et qu'est-ce qui te fait dire que c'est le cas, Colimasson? Il me semblait que Cioran avait eu une bonne décennie ou deux à pédaler avec les nuits insomniaques... à moins que mon souvenir me fasse tort...
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyJeu 31 Juil 2014 - 10:08

Il me semble l'avoir beaucoup lu en parler au passé... visant surtout ses années d'étudiant. Mais je me trompe peut-être.
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MessageSujet: Quelques idées sur Cioran   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyLun 13 Oct 2014 - 21:09

Émile cioran (Michel était une coquetterie, il n'a jamais eu ce prénom à l'état civil) est pour moi le plus grand prosateur de langue française. Il est fondamental, non seulement de lire, mais de regarder et d'écouter Cioran.

Si l'on n'a pas compris son ton, vu son sourire et ses éclats de rire, on passe complètement à côté du fond, et du personnage. Heureusement de trop rares documentaires ( souvent en roumain ou en allemand) nous permettent quand même une certaine approche. Et les témoignages de ses amis nous confirment bien que c'était un être certes torturé et profondément dépressif, mais d'un commerce fort agréable. Il était d'une extrême courtoisie, sortait tout le temps se promener dans les 5 et 6 èmes arrondissements. On est loin de l'ermite inabordable.

Il faut à mon sens commencer la lecture de Cioran par les " exercices d'admiration". C'est une suite de portraits, rédigés en un style d'une extrême élégance. Lisez par exemple le portrait magistral de Caillois. Il faudrait, dans l'idéal, écouter ces textes lus par Jean d'Ormesson (qui lit très bien Cioran) ou peut être Jean Piat.

Ultime paradoxe de cet homme qui les aimait tant : cette intelligence brillantissime s'est vue dédradée par une maladie d'alzheimer. Il est décédé à l'hôpital Broca dans un état démentiel très avancé. Quelle tristesse...

Mais quelle reconnaissance de le voir édité dans la Pléiade. Les esprits chagrins qui n'ont rien compris à cet auteur en seront pour leurs frais.

Restera bien sûr le cadavre dans le placard, à savoir des odieux et impardonnables écrits antisémites, et un rapprochement avec la droite fascisante, en particulier via les "croix de feu". Mais c'est un sujet délicat car il nécessite une bonne connaissance des partis de droite en Europe centrale, que je n'ai pas. Reste que ses écrits antisémites font tâche, mais que son investissement politique est plus discuté des connaisseurs.

Bonne soirée
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyMar 13 Jan 2015 - 14:59

"Jeune, je revais de tout mettre sens dessus dessous. Je suis arrivé à un age où l' on ne renverse plus, où l' on est renversé.
Entre les deux extrmités, que s' est-il passé ? Quelque chose qui n' est rien et qui est tout : cette
évidence informulable qu' on n' est plus le meme, qu' on ne sera plus jamais le meme."

Cioran : Ecartèlement


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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyJeu 15 Jan 2015 - 21:14

J'ai envie de relire un texte de Cioran bientôt.


« Il n’est personne qui, après avoir triomphé de la douleur ou de la maladie, n’éprouve, au fond de son âme, un regret –si vague, si pâle soit-il. […] Lorsque la douleur fait partie intégrante de l’être, son dépassement suscite nécessairement le regret, comme d’une chose disparue. Ce que j’ai de meilleur en moi, tout comme ce que j’ai perdu, c’est à la souffrance que je le dois. Aussi ne peut-on ni l’aimer ni la condamner. J’ai pour elle un sentiment particulier, difficile à définir, mais qui a le charme et l’attrait d’une lumière crépusculaire. »

Sur les Cimes du désespoir
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MessageSujet: Re: E-M Cioran [Philosophie]   E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 EmptyVen 26 Juin 2015 - 14:29

Des larmes et des saints (1937)


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Nietzsche l’avait déjà écrit avant Emil Cioran : le christianisme est une religion de vaincus. Houellebecq le rappelle après Emil Cioran : le christianisme est une religion féminine. Le premier construit sa réflexion sur une base philosophique, le dernier sur une base romanesque, et Cioran le devine et le communique à travers des aphorismes exigeants avec la pensée et l’honnêteté émotionnelle.


Nietzsche critique, Houellebecq constate, Cioran s’enivre. Quand bien même le christianisme ne serait qu’une religion de vaincus dominée par la molle énergie féminine, faudrait-il s’en détourner pour autant ? La question ne se pose pas pour Cioran qui a toujours été attiré par les limites où la pensée croît jusqu’à s’effondrer à nouveau sur elle-même.


Le christianisme est le refuge des larmes, « critère de la vérité dans le monde des sentiments », « disposition […] qui s’exprime par une avalanche intérieure », pour lesquelles on compte des « initiés […] qui n’ont jamais pleuré effectivement ». Dans le processus d’effondrement vital, la religion permet de franchir une étape supérieure par rapport à la philosophie. Là où le philosophe se ratatine, le saint moisit, car « il y a quelque chose de pourri dans l’idée de Dieu ! » et Dieu deviendrait le fardeau que l’humanité doit se traîner depuis sa sortie de l’Eden. Mais c’est peut-être aussi son espoir de rédemption : « Celui qui ne pense pas à Dieu demeure étranger à lui-même. Car l’unique voie de connaissance de soi passe par Dieu, et l’Histoire universelle n’est qu’une description des formes qu’Il a prises ». Il s’agit donc de déceler les recoins les plus inattendus dans lesquels se loge la pensée éthérée du saint chrétien. Mieux encore, il s’agit de retrouver l’universelle angoisse humaine qui se dissimule derrière différentes apparences : « Il n’est pas besoin d’être chrétien pour trembler devant le Jugement. Le christianisme n’a fait qu’exploiter une crainte afin d’en tirer un profit maximum pour une divinité sans scrupules qui a fait de la terreur son alliée ».


On ne peut pas dire que ce recueil d’aphorismes soit semblable à ceux publiés auparavant par Cioran. Celui-ci semble avoir été achevé par la méthode extatique. Il y a des aphorismes d’une pureté intouchable, des enivrements que seule l’idée de Dieu peut avoir engendrés, et un amour qui ne choisit jamais entre la solitude ou l’univers, le dégoût ou la passion.


E-M Cioran [Philosophie] - Page 4 32afe610

Citation :
"Un philosophe se sauve de la médiocrité seulement par le scepticisme ou par la mystique, ces deux façons de désespérer de la connaissance."


Citation :
« Les saints sont irrémédiablement inactuels et si quelqu’un s’intéresse encore à eux, ce n’est que par mépris envers le devenir. »


Citation :
« Pauvres bouffons, nous oublions que nous vivons des drames pour divertir un spectateur dont personne sur terre n’a encore entendu les applaudissements. »


Citation :
« Je méprise le chrétien parce qu’il est capable d’aimer ses semblables de près. Pour redécouvrir l’homme il me faudrait le Sahara. »


Citation :
« Tout est frivole –y compris l’Ultime. Une fois arrivé là, on a honte de toute interrogation capitale. »


Citation :
« Je n’ai jamais rencontré personne, je n’ai fait que trébucher sur des ombres simiesques. »


Citation :
« La religion est un sourire qui plane sur un non-sens général, comme un parfum final sur une onde de néant. »


Citation :
« Vous êtes-vous regardé dans le miroir lorsque entre vous et la mort plus rien ne s’interpose ? Avez-vous interrogé vos yeux ? Avez-vous compris alors que vous ne pouvez pas mourir ? Les pupilles dilatées par la terreur vaincue sont plus impassibles que des pyramides. Une certitude naît alors de leur immobilité, une certitude étrange et tonique dans son mystère lapidaire : tu ne peux pas mourir. »


*Sculpture d'Adolfo Wildt
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