Joseph Conrad

Au cœur des ténèbres

pour les résumés il va falloir remonter le fil... moins éprouvant qu'une remontée du Congo ?

Comme déjà exprimé par les parfumées on peut se lécher les babines des yeux et de l'esprit avec une narration bien orchestrée. Le but du voyage s'évade régulièrement par un retour sur la Tamise ou une autre manœuvre puis il s'évanouit... le grand Kurtz est sur sa fin. et les frontières du monde très floues du milieux de nulle part, en pays sauvage sont là aussi floues, dans le monde des hommes. Le grand homme se meurt, se détruit... un rythme en va et vient comme les idées, les sensations/sentiments, on ne peut pas les dissocier, et rien n'est sûr. Tout est perçu, pensé, espéré ! La vision binaire du monde et de ses habitants: civilisé(s) et sauvage(s) est constamment malmenée... et au bout, ce qui se débat dans cette sorte de tunnel mal éclairé, c'est l'homme qui, dans des cas d'exceptions se retrouve aussi Dieu. c'est Kurtz, mais pas seulement, c'est tout le monde sur le chemin, Marlow d'abord mais les autres aussi, avec des options différentes. Kurtz c'est rapproché de la divinité, d'une certaine manière. Il est une réponse au fossé qui sépare l'homme qui pense de l'homme primitif (qui pense différemment ?) il est le pont et la fusion dans un acte volontaire. De là peut-être, sa force, son aura et la fascination qu'il inspire. Il est un homme libéré de ses chaines. Pourtant... pourtant il est un homme qui dans sa fuite en avant s'est perdu, dans sa quête de réponse il est resté faillible.

Si beaucoup de choses sont réunies derrière un humanisme pas si évident d'ailleurs tellement la violence et la menace sont omniprésentes. Rien n'est fini dans ce court récit, l'équation de la résolution de l'homme jeté face à face avec lui-même dans la beauté (sauvage) et l'horreur (humaine), le salut de l'esprit (de l'homme qui refuse l'horreur) et la bestialité (du colonisateur et du sauvage) reste en suspens.

D'où la place donnée ou laissée (question de point de vue) à l'occupation. ou travail, et à l'attente. d'ailleurs les délais de réparation du bateau ne sont pas une simple histoire de bricolage.

Très dense aventure au bon sens du voyage littéraire et riche dans ses thèmes et leur dynamique. Excellent bouquin, excellente découverte. Merci Arabella de l'avoir proposé pour la chaine de lecture !!!

une petite remarque : il se peut que j'ai relu trop vite l'avis de sentinelle mais je crois que comme pour d'autres choses dans le livre les deux femmes ne sont pas à opposer, je les ai plutôt vues comme deux manifestations de la même femme, manifestations qui diffèrent culturellement (mais pas beaucoup en fait) et temporellement par rapport au deuil principalement.

En fait, il y a deux fins :
-la mort de Kurtz qui ne surprend guère tant elle a été préparée et , surtout, ses dernières paroles tombent à plat – on ne peut pas dire qu'elles soient une trouvaille ! - au regard de la surenchère "infernale" à laquelle s'est livré l'auteur pour différer la rencontre en prolongeant le suspense ...
- l'entrevue de Marlow avec la fiancée de Kurz, un épiloque qui vient contredire toute cette quête de la vérité derrière l'illusion que recouvrait symboliquement cette expédition au coeur de la brousse. Marlow non seulement ne détrompe pas les illusions de la fiancée, mais il la trompe délibérément en lui mentant sur les dernières paroles prononcées par celui qu'elle aimait.

Lecture pointue, Emmanuelle ! Il me faudra relire...

si le livre s'arrêtait à la mort de Kurz, je crois qu'il serait incomplet il y aurait la perte de deux choses complémentaires :- la continuité du propos : on s'arrêterait à la mort du dieu vivant, le problème serait résolu pour lui  (qui conserverait en quelque sorte sa forme de divinité) mais après... pour les autres (généralisation de cette recherche d'état de contrôle) ... et il est déjà tellement faillible...- et le sentiment de trouble que l'on conserve, la continuité du léger malaise, après le retour, l'impression le livre refermé...
heureusement que la fin n'est pas définitive, huhu. on ne s'en serait pas rendu compte, mais on aurait beaucoup perdu !

Au coeur des ténèbres (suite)

Ce voyage initiatique a changé Marlow en lui faisant découvrir sa dualité, en lui faisant entrevoir cette part animale oubliée , tapie dans son propre inconscient.
Mais il choisit de fuir cette vérité "trop ténébreuse" et de se réfugier, comme la fiancée de Kurtz , dans un monde irréel, à part , dans cette « vérité de surface » qui seule peut le sauver.

L'épilogue semble paradoxal mais cette fin constitue, en fait, le début de la nouvelle :
Conrad nous avait présenté Marlow, son double, comme « un marin », « un errant » et non un aventurier et les marins préfèrent les contes « d'une franche simplicité», nous avait-il annoncé dans les premières pages avant de laisser son héros nous retracer dans un long flash-back cette aventure ténébreuse .

Marlow ne remontera plus de fleuves « jusqu'au centre de la terre » , préférant les descendre « vers la mer ». Immobilisé dans l'estuaire de la Tamise, il peut apercevoir au loin cet «espace lumineux» où se joignent «la terre et le ciel».

Conrad se dédouble en Marlow mais il n'est pas Kurtz, cet homme malgré tout « remarquable » et « fascinant » car il fut , lui, capable d'affronter ses propres ténèbres et de les assumer jusqu'au bout.

kenavo a écrit:

Au cœur des ténèbres

Et pour tous les lecteurs/lectrices de Conrad – vous n’avez plus d’excuses de ne pas faire un petit détour avec le livre de
Maddalena Rodriguez-Antoniotti Bleu Conrad : ICI

J'y suis allée voir et j'ai commandé Bleu Conrad qui m'a l'air tout à fait passionnant !

Arabella a écrit:

je ne saurais trop te conseiller Nostramo, un roman simplement génial et pas suffisament connu. C'est bien plus long, mais quand on a fini on trouve que c'est trop court.

Cela me tente aussi , il faudra que je le lise ...

Emmanuelle Caminade a écrit:

J'y suis allée voir et j'ai commandé Bleu Conrad qui m'a l'air tout à fait passionnant !

ah oui.. c'est un si bon souvenir de lecture..

Le planteur de Malata

Citation :

Présentation de l'éditeur
"Elle se leva lentement, avança d'un pas, et s'arrêta pour regarder vers la côte. Elle noire occultait les étoiles de sa masse confuse, comme un nuage d'orage planant bas sur les eaux, prêt à éclater en flammes et en craquements.
- Ainsi - c'est Malata, répéta-t-elle d'une voix rêveuse, se dirigeant vers la porte de la cabine.
Le manteau clair tombant de ses épaules, son visage d'ivoire
- car la nuit avait tout effacé d'elle sauf les reflets de ses cheveux - la faisaient ressembler à une femme de rêve resplendissante prononçant des propos de froide inquisition. Elle disparut sans un geste. [...]
Le moment de l'aveu était-il arrivé ? Cette pensée suffisait à glacer le sang."
Malata, comptoir colonial du jeune et ambitieux Renouard. Malata qu'il a quitté pour affaires, et où il revient en compagnie du Pr Moorsom et de sa fille. Malata où la vérité les attend. Car Miss Moorsom espère retrouver trace de l'homme qu'elle aime
- un fugitif sur lequel Renouard en sait beaucoup plus qu'il ne veut le laisser paraître. Mais Renouard peut-il vraiment l'avouer à Miss Moorsom, comme l'amour impossible qu'il lui porte ?

Il sera assez difficile de parler de ce livre sans révéler trop, parce qu'il ne faut surtout pas révéler un indice assez important - ce que PAGE des Libraires a fait, malheureusement. Je leur suis reconaissante d'avoir mit mon attention vers ces nouvelles parutions.. mais ma lecture aurait été différente si je n'aurais pas su le dénouement qui ne va que venir à la page 114 de 133!!
Bon bref, néanmoins une très bonne lecture, Conrad est aussi sublime dans ses nouvelles (en anglais elle se trouve dans un recueil de nouvelles) que dans ses romans. Et je l'adore pour cette abilité de mettre du début une certaine 'piste', qu'il ne va dévoiler que peu à peu
Surtout les sentiments de son personnage principal, Renouard, sont décrits de façon intéressants. Dans la 4e phrase on reçoit un premier indice et à partir de là on est captivé par l'écriture, on veut savoir, on veut trouver ce qui c'est passé..
Sublime.. j'adore.. et j'en redemande

De la postface de Robert Davreu:
Il lui ressemble aussi par sa capacité à garder constamment, malgré sa détermination, un oeil critique sur lui-même. Par là, il appartient sans doute pleinement à la modernité, si dans le domanie de l'art, celle-ci se caractérise par une esthétique du sublime, donc du "presque" ou, si l'on veut, du manque, constitutif de toute oeuvre. Et c'est bien sûr ce manque qui en fait la force, et qui fait aussi qu'on en redemande.

Citation :

Avec A cause des dollars et Les Idiots, ce récit profond vient clore la parution chez Autrement de la presque totalité de l'œuvre du grand romancier anglais.

Je ne l'ai pas lu celui-là, mais Conrad est souvent un régal, ses livres sont de ceux ue l'on déguste.

vient de paraitre:


La ligne d'ombre

Arabella:, autre adepte de Conrad: je me précipite dessus.. ou???

kenavo a écrit:

vient de paraitre:


La ligne d'ombre

Arabella:, autre adepte de Conrad: je me précipite dessus.. ou???

Tu peux te précipiter. C'est très bon, et pas trop long.

Arabella a écrit:

Tu peux te précipiter. C'est très bon, et pas trop long.

merci.. je le note pour samedi

La Ligne d' ombre est un de mes préférés... Je l' ai lu deux fois...

Un roman de Conrad que j' avais lu très jeune m' avait beaucoup intrigué,
c' était le Nègre du Narcisse...
On en parle assez peu... Si quelqu 'un l' a lu, ça m' interesse...

Coeur des ténèbres dans une traduction de Claudine Lesage, Editions des Equateurs

Sans doute faudrait-il commencer par saluer un exploit, car nous avons entre les mains un monologue de 200 pages qui jamais ne fléchit.
Marlow parle, ne cesse pratiquemment pas de parler pendant les 200 pages de ce récit inégalable. Récit politique : qui est le sauvage peut-on se demander : le cannibale qui renonce à goûter la chair du colon ou le Blanc qui pille un pays, réduit ses habitants en esclavage, les humilie, les fouette, les tue, les balance par-dessus le bastinguage sans autre sacrement ?
Récit sur l'Autre, sur un pays tentaculaire dont le noir, l'hébétude, la peur des maladies nous sont rendus avec l'effrayante exactitude d'un véritable état des lieux, d'une plongée hypnotique dans l'enfer.
Récit qui est tout sauf littéraire (et qui pourtant semble avoir demandé beaucoup à son auteur), un récit qui se lit comme en apnée, tétanisé par ce qui peut surgir, de la jungle, du joug blanc infligé aux esclaves noirs, de cette rencontre tant attendue et sans cesse différée entre Marlow et Kurtz.
Marlow est un personnage absolument fascinant, écartelé entre ses origines (il est blanc malgré tout) et son idée de l'honneur, il se débat contre les ténèbres qui tentent de le happer. Elles ont pris l'ami Kurtz, elles ne prendront pas l'Arlequin (trop naïf, trop Rimbaud, trop déséspéré), mais elles rôdent près de Marlow, elles cherchent à le saisir, à l'emporter, à le contraindre pour qu'il bascule dans cette folie de l'Afrique qui est tout l'enjeu du roman.
Il me semble que le fond vaseux du fleuve est là, dans cet abime, dans cette fascination de l'un entrainant l'autre : Kurtz fasciné par l'Afrique et qui en succombera, Marlow fasciné par Kurtz et qui ira au bout du fleuve pour le rencontrer, l'Arlequin qui malgré la crainte soignera Kurtz et le lecteur qui ne peut s'empêcher de suivre Marlow à la recherche de quoi ? Un fantôme ? Un moribond ? Un être vidé de sa substance par son amour passion pour un pays hostile, pour son ivoire, pour ses démons ? A moins que Marlow ne soit à la recherche de lui-même, ce qui induirait que suivant Marlow, le lecteur parte à sa propre recherche. Plongeant dans la détresse du fleuve, le lecteur est atteint malgré lui, obligé de répondre aux questions incessantes de Marlow, il est pris à parti, contraint de choisir son camp, contraint de partir lui aussi en quête d'une Idée.
Impressionnant récit dont on ne touche jamais le fond, cette nouvelle est d'une densité féroce.
Je crois que Conrad, à travers l'aventure de Marlow nous emmène dans sa quête d'une Vérité, sa Vérité sur les hommes, une sorte de trésor enfoui au fin fond de l'Afrique, une pépite qui palpite et qui brûle celui qui s'en approche, un miroir qui effraie ou tue celui qui n'est pas prêt à affronter l'angoisse, la mort, le noir le plus profond du désespoir. Comme si tenter d'approcher l'Afrique serait, symboliquement, s'approcher de la Mort et se mettre à l'épreuve de cette aventure-là.

Un mot sur la traduction, elle est opaque comme le fleuve, luxuriante comme la jungle, haletante comme les esclaves, vive et troublante, sans doute parfois tend-elle vers une modernité qui ne se trouve pas dans la nouvelle de Conrad, mais elle se lit avec une certaine... voracité, ce qui n'est pas sans déplaire...