Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Parfum de livres… parfum d’ailleurs
Littérature, forum littéraire : passion, imaginaire, partage et liberté. Ce forum livre l’émotion littéraire. Parlez d’écrivains, du plaisir livres, de littérature : romans, poèmes…ou d’arts…
Messages : 5257 Inscription le : 24/02/2008 Age : 43
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Dim 10 Mar 2013 - 14:12
Merci bien GrandGousier. Ça me rappelle d'autant plus que le poète québécois Michel Beaulieu est toujours absent de ma bibliothèque. Je vais bientôt rajouter Jean-Pierre Martinet à ma liste d'essais de lecture.
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Lun 11 Mar 2013 - 14:52
GrandGousierGuerin a écrit:
Au fil des commentaires et citations de Constance, une envie de plus en plus pressante : je dois me rendre immédiatement au cabinet ... de mes curiosités ! Et hop dans ma LAL !
Excellente initiative, que tu ne regretteras pas.
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Sam 13 Juil 2013 - 15:32
.
En exergue : "Au bout d'un moment, ça devient si moche qu'on a envie de tout arrêter ..." David Goodis, Retour à la vie
Résumé :
"Une paire de perdants. Des nés finis. Lui, c’est Maman, Georges Maman, acteur raté, fin de droits qui se paupérise mollement entre une cannette vide, une boîte de Canigou et un téléphone qui ne sonne plus. L’autre, c’est Dagonard, gros poings, grande gueule, la bourrade sonore et la liasse accueillante. Assistant de cinéma. Un soir, l’assistant percute l’assisté; se renoue alors, pour une nuit, une louche amitié. Une longue nouvelle à lire comme un journal de noyade où chacun apporte à l’autre le secours d’une bouée de plomb, la vue d’un naufrage plus rapide."(le dilettante)
Un frigidaire désespérément vide, les premiers frimas poisseux de novembre, une virée alcoolisée avec un Dagonard aussi paumé que lui, les somnifères pour endormir la douleur des brûlures de l'échec, ne serait-ce que pour quelques heures, mais il y a Marie, la belle Marie, sa Marie, Marie Beretta qui fut le seul véritable amour de Georges Maman, dont le souvenir le hante, et qui mettra fin à sa plongée dans les profondeurs de la désespérance ... mais je n'en dis pas plus, afin de ne pas dévoiler la fin de ce roman noir.
Extrait :
"Il pensa à ce livre déchirant d’Horace Mac Coy sur les figurants d’Hollywood, leur calvaire : "J’aurais dû rester chez nous". Nom d’un chien, eux aussi auraient mieux fait de rester chez eux, de choisir un bon métier pépère, d’épouser une chic fille et d’avoir des gosses, comme tout le monde, au lieu d’être là, la quarantaine passée, à se saouler la gueule pour essayer d’oublier qu’ils n’étaient rien, absolument rien, des nullités intégrales, des naufragés de l’existence qui appelaient au secours mais que personne n’entendait. Maman se dit qu’il aurait dû avoir pitié de Dagonard, que Dagonard et lui, c’était du pareil au même et, pourtant, il ne parvenait pas à éprouver la moindre compassion. Juste cette obsession des billets de cent francs dont il avait un tel besoin. Il se demanda avec horreur s’il ne serait pas capable d’aller jusqu’au meurtre pour les obtenir. Rien de tel que le manque d’argent pour vous démolir un homme. "On t’en sortira, petite mère. Faut pas pleurer. On en a guéri des plus atteints que toi.Bois un coup en attendant" (p.59)
"C'est ça le monde de Martinet, un univers d'êtres plus ou moins déjetés, aux existences ravagées, dérisoirement inabouties, s'aimantant entre elles comme celle de Georges maman, un raté de l'écran et celle de Dagonard, un "vieux rat cinéphile". Richard Blin, Le Matricule des anges, novembre/décembre 2008
"Jean-Pierre Martinet n'est pas Marc Lévy, expert en ventes faramineuses avec rien. C'est du noir, bien noir, mais aussi de la gouaille joyeuse, du réfractaire aux molles pensées." Martine Laval, Télérama.fr, 19 septembre 2008
Au fond de la cour à droite
Ce texte en hommage à Henri Calet, repris par "Le dilettante" à la suite de "Ceux qui n'en mènent pas large", fut publié dans l'un des sept numéros de la revue "Subjectif", créée en 1978.
En exergue : "Mes possibilités d'absorption n'étaient pas extraordinaires.Aussi avais-je continuellement mal au coeur. au fond de la cour à droite" Henri Calet, La belle lurette
Extrait :
"Certains jours, en été, il fait si lourd, le ciel est si sale, malgré le bleu qui singe horriblement l'enfance, certains jours, oui, avec des romans de Calet dans les poches, comme des cailloux pour se foutre à l'eau, et des bruissements de feuillage dans le coeur, on fait un peu marche arrière. Lurette, belle lurette. (p.117) [...] Pauvre vie. Pauvres vies. Calet ne parla jamais que des humbles, comme Dabit, comme Guilloux, comme Bernanos. Il aura aimé ceux qui passent, et qui vont mourir, et qui le savent, et font semblant de ne pas le savoir, et enfilent des chandails, des culottes, se lavent les dents, chient, vont au boulot, reviennent, baisent, se couchent, par n'importe quel temps, chient, rebaisent, dorment, ne dorment pas, et à la fin se mettent à pleurer silencieusement, car enfin, enfants, ils rêvaient tout de même d'une autre vie, car enfin, oui, cela il faut bien le dire, rêvaient d'une autre vie.
Calet l'a dit. Saloperie d'existence. Car ce n'est pas ainsi qu'il aurait fallu vivre. Malgré tout, comme le séjour fut beau. On s'en souvient encore. "A Suresnes, nous avions parfois mangé des moules et des frites et bu du vin rosé. En bras de chemise, sous les tonnelles." Comme les années furent belles. Et tous ces corps désespérants de femmes que l'on a serrés contre soi. "C'est ma jeunesse et je n'en ai pas d'autre." On a eu que cette pauvre vie là. C'est mieux que rien. Quand on est le fils de Madame Caca, on ne peut pas être très exigeant.
Quelques héritiers de Calet : Yves Martin, Jean Eustache, Maurice Pialat, Georges Perros. [...] Francis Ponge : " "Farouche, lugubre, profondément ruiné de l'intérieur, Henri Calet est le plus noir que je connaisse, d'une noirceur à la Lautréamont, à la Lucrèce" Il savait où il allait, oui, Henri Calet. Longtemps communiste, il avait fini par s'habituer à vivre sans espoir. Rien que la mort. "Au revoir, Médème !" Henri Calet savait. Maintenant, d'autres temps. On s'agite un peu plus, mais il n'y a pas de quoi se vanter. Belle lurette que la vie n'est plus drôle. Sans bien savoir ce que le soleil vient faire là-dedans. Les fiancées sont froides. A La Motte-Picquet, un métro sur deux transporte des cadavres. Sombre dimanche pour jeudi prochain."(p.122,123)
(Extrait du texte publié dans Subjectif N°4, novembre 1978)
GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Sam 13 Juil 2013 - 21:09
Ca m'a l'air bien appétissant tout cela. Merci Constance pour le commentaire ... Vivement que Martinet échoue et cuve dans ma PAL !
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Dim 14 Juil 2013 - 11:24
GrandGousierGuerin a écrit:
Ca m'a l'air bien appétissant tout cela. Merci Constance pour le commentaire ... Vivement que Martinet échoue et cuve dans ma PAL !
Un autre ouvrage pour finir de te convaincre ?
Martinet vole à haute altitude dans le ciel littéraire. Il est grand temps de lever la tête vers lui. Alexandre Fillon, Livres Hebdo.
Rencontrer un mort, plutôt content de l’être — il occupait si peu de place, déjà, de son vivant —, le suivre dans ses virées nocturnes, de bières en bières, de brunes en blondes, voilà ce que propose Jean-Pierre Martinet. Il nous convie avec talent à la découverte d’une étrange nuit bleue, fantasque et fantastique, traversée par les ombres d’Henri Calet, Louise Brooks ou Emmanuel Bove. (A propos de Nuits bleues, calmes bières/ finitude)
En Exergue : "A présent, à soixante-dix ans, j’ai renoncé à me trouver. Ma vie ne fut rien." Louise Brooks
Extraits :
"La dernière fois que l’on avait sonné à sa porte, c’était pour lui apporter un télégramme annonçant sa mort. Il l’avait ouvert en tremblant, puis, en lisant le texte, il avait éclaté de rire. Pour fêter l’événement, il avait bu plusieurs bières rousses." (p.12)
"La mort ne l’avait pas privé de sa faculté d’émerveillement, bien au contraire. Jamais il n’avait pris autant de plaisir à déambuler dans Paris, comme dans une capitale étrangère où il ne connaîtrait personne. Il entrait dans les cafés par les issues dérobées. Parfois, il se croyait à Oslo. Le sol des bistrots s’entrouvrait, et il apparaissait lentement sur le monte-charge, avec les fûts de bières silencieusement, comme les dieux de théâtre. Dans son quartier, personne ne portait le deuil. La vie continuait comme avant. Il avait donc laissé bien peu de traces. Cela le réjouit plutôt. Il regretta d’autant moins d’avoir gaspillé si peu d’amour, dans sa courte vie. S’il avait su, il aurait été encore plus parcimonieux. Il serait mort de solitude, à la sortie d’un cinéma, sous une pluie battante, comme Legs Diamond dans le film de Boetticher. Au fond, il n’avait pas encore été assez indifférent. De temps en temps, il téléphonait chez lui pour savoir si personne n’avait pris possession de son petit appartement. On ne répondait jamais. Alors, il regagnait son lit en rasant les murs. Parfois, au milieu de la nuit, il se réveillait en sursaut, et il éclatait de rire." (p.14, p.15 )
GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Dim 14 Juil 2013 - 18:42
Afin de déguster et ne pas subir dès la première salve les effets de l'ivresse, je vais prendre mon temps pour engloutir toutes ces petites bières ... A la tienne Constance
Marie Zen littéraire
Messages : 9564 Inscription le : 26/02/2007 Localisation : Moorea
Désormais inscrite à la bibliographie de J- P Martinet comme une pièce autonome, mais texte paru en 1979 dans la revue Subjectif, nous dit Eric Dussert dans sa très belle préface.
En exergue: - A qui appartient la terre autour du Cimetière? - On la réserve à l'agrandissement du cimetière. Fritz Lang Les trois Lumières
En bandeau autour de ce petit livre rouge, il est écrit que l'adaptation théatrale de Denis Lavant lui a valu le Grand Prix de l'Humour Noir. Là est peut être mon problème, noir, là oui, mais humour?? Tout au long de cette lecture, je pensais à cette chanson de Brel, Fernand, qui parvient encore à me mettre les larmes aux yeux.
Même si l'histoire n'a rien à voir et que, finalement à la réécouter, ce texte de Brel est presque une bluette à côté de celui de Martinet..
Adolphe Marlaud, dont il est écrit plus haut dans ce que Constance a cité ,qu'il veut vivre le moins possible pour souffrir le moins possible, y parvient à peu près. Il habite rue Froisdevaux qu'il ne quitte pratiquement jamais ,sauf pour aller au cinéma. Il travaille à mi-temps dans un magasin d'articles funéraires, où, à part cirer les bottes d'un patron d'une imbécillité hors du commun, il connait de grands émois sexuels devant les jeunes veuves qu'il conseille. Son appartement donne sur le cimetière où est enterré son père ( 1902-1953). Il avait 9 ans quand il est mort, il se serait suicidé? On se demande bien pourquoi, c'était un fonctionnaire modèle qui lui a appris ce qu'était un homme de devoir. Sa mère était partie en fumée à Auschwitz. Je crois savoir qu'il l'avait dénoncée à la Gestapo.Elle le trompait, c'était une putain, un divorce en 1942 avec retour à son nom de jeune fille , Jacob, a rapidement réglé le problème. Histoire de lui apprendre les bonnes manières.
Adolphe finira cloitré dans son appartement ,ou au cimetière d'en face, dégommant au fusil, les malheureux chats qui passent sur la tombe de son père.Tiens, les chats me font penser à Brel aussi ( j'ai jamais tué de chats, ou alors y a longtemps...) On devine qu'il ne se contentera peut être pas de tirer sur des chats.
Entre temps, c'est Madame C. , sa concierge, qui aura réussi à briser cet équilibre de volontairement non-existence . Il en fallait peu, mais c'est du lourd..Et là...du noir complet, on tombe dans le vraiment sordide, même si tout se tient, bien sûr.
Que dire..Constance, je t'avais lue attentivement une première fois. Ai lu ce texte, et suis venue te relire tout aussi attentivement. Et ai relu La grande vie, c'est dense mais court. Et j'étais toujours aussi désemparée pour en parler. Peut être que dans ce dégoût pour le bonheur préfabriqué dont tu parles, Jean Pierre Martinet ( juste dans ce court texte, c'est bien sûr trop peu pour m'en faire une idée plus juste) a laissé suinter dans chacun de ses mots tant de malheur , son propre malheur, que j'ai été dépassée. Débordée. De compassion justement, dans la définition même, c'est à dire souffrir avec. J'ai souffert.. J'ai une certaine heu...admiration mêlée d'incompréhension pour ceux qui parviennent à en rire, puisqu'on me parle d'humour noir, il faut de sacrées défenses. Que je n'ai pas.Je vais peut être en rester là avec cet auteur, et pourtant, il m'intéresse. J'y reviendrai peut être.
Un extrait , pour l'écriture, souvent somptueuse:
La rue Froidevaux était laide comme une salle d'attente de deuxième classe perdue dans quelque banlieue où les trains sont si rares que l'on vient là pour dormir, juste pour dormir, au milieu des papiers gras et des restes de sandwichs au jambon, et des canettes de bière si misérables, si solitaires, dans l'urine, les confettis , les scintillants et le vomi, et la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux. Dans cette rue, on avait toujours la sensation d'un froid glacial, même au mois d'août. Les passants avaient des allures de chrysantèmes tardifs, et novembre s'éternisait. Le lierre s'agrippait désespérément aux murs du cimetière, mais au fond, on sentait bien qu'il n'y croyait pas, et qu'il avait été placé là par les soins d'un décorateur neurasthénique. En été, les tombes reverdissaient , et le mur avançait, imperceptiblement. J'entendais parfois des craquements, la nuit, et cela me donnait d'épouvantables crises d'angoisse. Pauvre imitation de la vie. Comme on se sentait seul dans ce désert. Rue Froide. Avec tout ce que cela évoquait: chambre froide, morgue, cadavres abandonnés , jeune filles à moitié pourries, mauves et vertes et blanches, veaux assassinés à coups de merlin, au petit matin, sous une pluie fine. Comment peut-on porter un nom aussi horrible? Froidevaux! Ah, comme vos rues sont froides, messieurs, et comme on y meurt lentement , à petit feu, à petit pas, de chagrin et d'ennui!Comme le coeur est lourd à porter en vos déserts! On y chemine en exil toute sa vie. Etrange voyage d'hiver.
Ah oui ! très beau commentaire, Marie ! A la lecture de "La Grande Vie", je n'avais pas songé à cette chanson de Brel qui illustre parfaitement l'univers sombre de J.P Martinet. Effectivement, dans ce court roman, il serait plutôt question de farce tragique que d'humour noir; farce tragique pour ce qu'elle montre de l'homme nu avec ses bassesses, déshabillé du clinquant théâtral qui lui permet d'oublier son ultime destination. Il est vrai que Martinet considérait appartenir au monde des "pas du tout nés" ("Le croquant indiscret" d'Henri Calet, dont il faudra que je parle sur le fil qui lui est dédié). Comme Martinet, certains s'accommodent de cette existence au rabais, mais mal, très mal, ça grince du côté du désespoir, tandis que d'autres, tel "Adolphe" (prénom choisi par un père collabo en hommage à qui on sait) ne trouvent que la porte de la folie pour échapper à un destin déjà brisé au berceau. Je comprends que tu aies pu éprouver un profond malaise à la lecture de "La Grande Vie", et que tu préfères en demeurer là, d'autant que toute l'oeuvre de Martinet tourne autour des mêmes thèmes : la solitude, la sexualité, la folie, la mort. Enfin ! quel style à nul autre incomparable !
colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Ven 30 Aoû 2013 - 12:26
Jérôme (1978)
Jérôme Bosch est un peintre néerlandais du 15e siècle qui est à l’origine de toiles où le mystique se mêle à l’hérétique, où la monstruosité se déploie dans une prolifération d’énergie plus puissante que celle qui anime la vie quelconque et sans vigueur du commun. Jérome Bauche est le personnage d’un roman de Jean-Pierre Martinet. Cinq siècles le séparent de son homonyme néerlandais mais une pareille vénération pour la monstruosité les rapproche. Hasard… postule-t-on sur l’état d’esprit d’un peintre dérangé et hanté par la perversion au point d’avoir engendré des œuvres telles que le « Jardin des Délices » ou la « Tentation de Saint-Antoine » pour s’infiltrer dans les affres mentaux de son digne descendant, Jérôme Bauche ? Les scènes qui s’animent sous son crâne sont des odes à la luxuriance perverse et les mots qui les décrivent pourraient très aisément former de nouvelles et sordides fresques.
En réalité, Jérôme Bauche ne semble jamais s’apercevoir de la ressemblance qui le lie à son homonyme peintre. De telles analogies ne peuvent être démontrées que par le lecteur qui dispose d’une distanciation suffisante ; Jérôme Bauche, en plein cœur de son récit, ne trouve rien d’anormal ni de monstrueux à ce qu’il décrit –quoique peut-être un peu, mais dans ce cas il s’accommode très bien des variations de son hygiène mentale.
Mais peut-être nous laissons-nous duper par le détachement apparent du personnage… Qu’est-ce qui nous indique que Jérôme Bauche n’est pas conscient des affiliations qu’il détient avec les pensées de certains personnages littéraires ? Au contraire, de nombreux indices nous portent à croire qu’il nous glisse sans cesse des allusions subtiles à seule fin d’éveiller notre intérêt. Ce bon gros bonhomme obèse, pas si indolent qu’il n’y paraît, éternel adolescent reclus dans sa chambre et partageant une idylle haineuse avec sa mère qu’il appelle « mamame », nous rappellera un Ignatius Reilly rageur, dénonçant avec une verve inspirée la désharmonie du monde moderne, les fautes de goût de ses contemporains et la vulgarité des épansions hypocrites.
« Je me sentais devenir enragé, car oui, vraiment, ce que je supportais le plus mal dans la vie, c’était l’absence d’harmonie, ces cris, cette vulgarité, comme si l’on se promenait éternellement dans une fête foraine, et au bout du compte, rien qu’un désaccord profond, une envie folle de se boucher les oreilles pour ne pas entendre ses propres hurlements. »
Ce dégoût s’accompagne d’un inévitable sentiment de supériorité, mégalomanie divine qui lui permet de se doter des qualités et des pouvoirs les plus convoités. On sent cette fois-ci la présence du Giovanni Papini exacerbé des jeunes années, celui qui avait écrit Un homme fini et qui prévoyait déjà d’asservir l’humanité à ses ambitions (« J’étais un être supérieur, mais j’étais le seul à le savoir : ma force n’en était que plus grande »). Mais Jérôme Bauche se détourne rapidement de ces considérations mégalomaniaques : on comprend qu’elles ne servent qu’à dissimuler un manque profond. Manque d’amour, manque de confiance en soi, manque de signification… L’existence de Jérôme est étiolée. Complètement désenchanté, ce personnage est semblable au berger de L’alchimiste qui se demande quels sont les processus qui ont œuvré à ses dépens depuis son enfance pour qu’il devienne un homme désabusé et, plus que cela dans le cas de Jérôme : névrosé voire psychotique. Quelle quantité de faits est purement spéculative ? Quels actes Jérôme accomplit-il réellement ? Si tous les évènements décrits dans le livre sont réels, alors Jérôme est un criminel sans vergogne –psychotique. Si aucun des évènements décrits dans le livre ne sont réels, alors Jérôme est plongé en plein délire –psychotique. Et si l’on flotte entre totalité assassine et spéculation absolue, le doute sur la salubrité mentale du personnage se confirme une fois de plus. Le livre qui est pur langage n’est qu’une logorrhée ininterrompue, dense et sans respiration, de pensées et de paroles qui semblent crachées sans réflexion par Jérôme. Le besoin de dire est incessant. Si la fonction de communication du personnage au lecteur ne pose parfois aucun doute, il est d’autres pages plus incertaines au cours desquelles le langage se morcèle et se fait le reflet de l’instabilité mentale du personnage :
« Alors ? Alors, je ne devais pas m’affoler, et. Car enfin, je n’avais qu’à m’arranger pour faire disparaître le cadavre de Monsieur Cloret, ce n’était pas. La magie des frontières : quand on les franchit, on repart à zéro. Ni l’herbe ni le ciel n’ont la même couleur. Ce n’était pas une tâche insurmontable, après tout. »
Nous-mêmes serions sans doute à l’image de Jérôme si nous avions partagé son vécu. Son histoire est d’une cruauté édifiante, qui dépasse à peine celle qui caractérise l’indifférence voire le plaisir masochiste que prend Jérôme à la raconter. Enfant né d’un « caoutchouc percé », « moisissure », il grandit sans père dans le sillage d’une mère amère dont les seuls souvenirs de bonheur se résument aux coups de bite que son mari infligeait à des monticules de noix ou aux truites qu’il lui fourrait par hasard dans le vagin. Entouré de peu de compagnons, Jérôme n’a jamais appris à mener des relations valorisantes avec autrui. Arrivé à l’âge adulte, il se cherche depuis longtemps, ne se trouve jamais. Le livre Jérôme décrit un tournant de cet homme qui, seulement névrosé, s’extirpera de sa langueur pour devenir actif et donner une forme à son existence. Mais quelle forme donner à un tel matériau lorsque ses idéaux sont devenus éloignés des normes et des valeurs d’une majorité qui, sans grands besoins affectifs, ne projette que des ambitions sentimentales et émotionnelles médiocres ?
Pédophile, violeur, assassin, s’en prenant aux hommes comme aux animaux, pratiquant l’onanisme dans les pots de yaourt ou dans les bus, Jérôme semble improbable, cumulant trop de tares pour être crédible. Mais sitôt qu’on le connaît un peu mieux, à peine aura-t-on commencé à partager ses obsessions, à fréquenter les individus qui l’entourent, à connaître ses idéaux et ses rêves, on s’étonnera de ne pas le voir céder à plus de comportements autodestructeurs. Né de grandes souffrances (« La souffrance c’est pas beau à voir. On plonge dans des profondeurs vertes et quand on remonte on est tellement mort que plus personne vous reconnaît. Les cernes violets sous les yeux, l’air absent, aussi quelques rides gravées dans des endroits bizarres, là où elles auraient pas dû, forcément, ça étonne, et puis les mains vides, forcément » ), ce roman en génère d’encore plus terribles. Visions sans espoirs et cyniques d’une destinée individuelle qui ne promet plus rien s’opposent au paradigme rêvé d’une fusion de tous les êtres humains dans la plus grande harmonie (« Tu te rends compte de ça, Jérôme ? TOUS les gens ont des visages différents. La vie fabuleuse, quoi. Pas un qui se ressemble. Et à l’intérieur alors, comment ça doit être ! Encore plus différent ! Encore plus étonnant ! C’est ça, la vraie merveille. Dommage qu’on s’en rende compte que quand il est trop tard et qu’on n’a plus personne à qui causer. Si on avait su on aurait vécu autrement, mais voilà. On voudrait bien recommencer, on les laisserait pas passer tous ces visages, on les questionnerait, on mettrait des choses en commun, les pas belles et les elles, seulement voilà »). Mais impossible, pas possible, et c’est là la souffrance suprême.
Citation :
Il y en a beaucoup comme moi. Enfants, ils ont déjà tout perdu. Adultes, ils ne sont plus que des fantômes. Ils rêvent de se venger, mais bien peu passent aux actes. Le plaisir dans les lits moites, ils finissent par s’y adonner, alors qu’ils voudraient se tuer, ou, dans le meilleur des cas, tuer leurs semblables… Moi, de ces quelques gouttes de foutre qu’un mort a déposées dans le ventre chaud de ma mère, y faisant naître cet abcès dont je suis sorti, monceau d’entrailles à mon tour, j’ai tiré ma haine, froide comme un acier, lucide comme un poignard.
Hérésie suprême ? Un passage qui me fait penser à L'alchimiste de Coehlo (dans le fond, pas dans la forme, bien sûr) :
Citation :
Pourquoi faut-il donc, Jérôme, qu’il y ait un tel écart entre les rêves de notre jeunesse, et la vie misérable, dégradée, que nous subissons ensuite comme une maladie incurable ? Nous sommes vieillis, flétris, souillés, nous n’avons même plus le courage d’essuyer les crachats que nous recevons tous les jours, nous ne croyons plus en rien, nous n’osons même plus regarder notre prochain dans les yeux, et surtout, nous n’avons plus envie de vivre car notre propre image nous fait horreur.
L'épisode du yaourt à la framboise... a écrit:
[…] J’ai décapsulé un pot de yaourt à la framboise et j’ai commencé à me branler. J’avais peur que Polly ne jouisse avant moi, elle hurlait si fort qu’il me semblait que jamais plus elle ne redescendrait, elle avait rejoint les anges peints sur les plafonds des cathédrales, dans la lumière rose et bleue, elle resterait pour toujours accrochée dans les arbres, toute chaude, humide et molle, moitié nuage, moitié feuillage, vibrant au plus infime souffle de vent, respirant tous les effluves de la terre, alors mon foutre a giclé, gluant, inutile, presque froid déjà, désespérément identique à ce qu’il avait toujours été et à ce qu’il serait toujours, même après ma mort (car j’ai toujours eu la conviction que, même dans mon cercueil, il m’arriverait de temps en temps d’avoir une petite érection), la substance même de Jérôme Bauche, sa laideur, sa solitude, réduites à quelques gouttes blanchâtres et visqueuses, son néant. J’ai remis soigneusement la capsule sur le yaourt, après tout, pourquoi le jeter, d’ailleurs mamame aurait la très grande joie d’avoir au dîner, ce soir, un dessert un peu particulier.
« Si je n’avais pas été aussi attentif à ma propre douleur, j’aurais pu avoir pitié de lui, à ce moment-là. »
*peintures citées dans le livre : - Le naufrage de l'espérance, Caspar-David Friedrich - Les blanches falaises de Rügen, Caspar David Friedrich
GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Ven 30 Aoû 2013 - 16:51
Merci pour ce commentaire ! Pas évidente du tout cette lecture ! Est-ce-que tu comptes lire d'autres ouvrages de Martinet ?
colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Dim 1 Sep 2013 - 21:33
Oui ! Reste à se les procurer...
GrandGousierGuerin Sage de la littérature
Messages : 2669 Inscription le : 02/03/2013
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Dim 1 Sep 2013 - 23:12
colimasson a écrit:
Oui ! Reste à se les procurer...
L'avais-tu trouvé sur une brocante, vide-grenier ? Depuis ton commentaire, je ne peux m'empêcher de vérifier si tous mes yaourts sont correctement scellés
Constance Zen littéraire
Messages : 4066 Inscription le : 27/04/2010
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Dim 1 Sep 2013 - 23:25
@ Coli
Merci pour ton commentaire.
J'espère que pour ton prochain commentaire d'une oeuvre de Martinet, tu te garderas d'établir des comparaisons hasardeuses avec John Kennedy Toole, Papini et Coehlo, auteurs qui sont à des milliers verstes de ceux qui furent les "phares" de Martinet.
Dernière édition par Constance le Dim 1 Sep 2013 - 23:53, édité 1 fois
colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
Sujet: Re: Jean-Pierre Martinet Mar 3 Sep 2013 - 9:44
GrandGousierGuerin a écrit:
colimasson a écrit:
Oui ! Reste à se les procurer...
L'avais-tu trouvé sur une brocante, vide-grenier ? Depuis ton commentaire, je ne peux m'empêcher de vérifier si tous mes yaourts sont correctement scellés
Seulement les yaourts à la framboise... Je l'avais emprunté à la bibliothèque, mais c'était le seul qui soit disponible de cet auteur.
Constance a écrit:
J'espère que pour ton prochain commentaire d'une oeuvre de Martinet, tu te garderas d'établir des comparaisons hasardeuses avec John Kennedy Toole, Papini et Coehlo, auteurs qui sont à des milliers verstes de ceux qui furent les "phares" de Martinet.
J'imagine bien que ce ne sont pas les phares de Martinet puisque Toole et Coehlo lui furent postérieurs mais ce sont les ressemblances qui ont pu me frapper au cours de ma lecture... si elles sont médiocres, c'est uniquement de la faute à ma culture