Annie Ernaux

Pour swallow (et tous ceux qui le souhaitent), voici un extrait qui me plaît particulièrement car il montre les enjeux du texte :

Elle voudrait réunir ces multiples images d'elle, séparées, désaccordées, par le fil d'un récit, celui de son existence, depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui. Une existence singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d'une génération. Au moment de commencer, elle achoppe toujours sur les mêmes problèmes : comment représenter à la fois le passage du temps historique le changement des choses, des idées, des moeurs et l'intimes de cette femme, faire coïncider la fresque de quarante-cinq années et la recherche d'un moi hors de l'Histoire, celui des moments suspendus dont elle faisait des poèmes à vingt ans, Solitude, etc. Son souci principal est le choix entre "je" et "elle". Il y a dans le je trop de permanence, quelque chose de rétréci et d'étouffant, dans le "elle" trop d'extériorité, d'éloignement.

Les chroniqueurs de l'émission Le masque et la plume étaient tous unanimes pour vanter les mérites de ce livre !

swallow a écrit:

Oui, ce serait bien, Fantaisie Héroïque :

Citation :

(Je recopierai des extraits un peu plus tard

Car Annie Ernaux gagne à être lue directement.
j´ai beaucoup aimé, quand elle dit, dans le passage que Coline nous a recopié:
"Nous qui avions cru que nos efforts pour nous libérer serviraient aux autres, nous étions prises d'une grande fatigue. Nous ne savions plus si la révolution des femmes avait eu lieu."
C´est bien l´impression que j´ai souvent: je ne sais jamais où mettre le curseur pour mesurer ce qui a été fait et ce qui reste à faire. Au milieu? plus d´un côté que de l´autre? Comme si les repères eux-mêmes etaient mobiles.

Je te rejoins Swallow...totalement...

sentinelle a écrit:

Les chroniqueurs de l'émission Le masque et la plume étaient tous unanimes pour vanter les mérites de ce livre !

Tant mieux pour ce livre et pour son auteur...Il me fait l'effet d'être la somme et le sommet de tout ce qu'a pu écrire Annie Ernaux.
Et l'on sait que les chroniqueurs du Masque et la Plume ne font pas de cadeaux!...

Très intéressant ce fil. J'ai lu Une passion simple il y a quelques années et je n'avais pas du tout aimé. Je ne me suis jamais plus intéressée à cet auteur depuis, et dès que je voyais son nom apparaître, je faisais la moue, je m'étais fait une opinion d'Ernaux qui semble t-il est tout à fait erronnée. Ce que je viens de lire ici me donne envie d'essayer encore et de lire Les années qui me tente vraiment beaucoup. Il figure donc désormais sur ma liste !

Epi

Une passion simple appartient je crois aux livre un peu plus..."osés" d'Annie Ernaux, je comprends tout à fait que tu n'aies pas aimé.
Mais des livres comme la place, Une femme ou les Années sont vraiment plus intéressants, je te conseille vraiment de réitérer :), par exemple avec le dernier, oui, c'est un bon choix !

Epi a écrit:

Très intéressant ce fil. J'ai lu Une passion simple il y a quelques années et je n'avais pas du tout aimé. Je ne me suis jamais plus intéressée à cet auteur depuis, et dès que je voyais son nom apparaître, je faisais la moue, je m'étais fait une opinion d'Ernaux qui semble t-il est tout à fait erronnée. Ce que je viens de lire ici me donne envie d'essayer encore et de lire Les années qui me tente vraiment beaucoup. Il figure donc désormais sur ma liste !

Epi

Je crois que cela vaut le coup d'essayer avec Les années...Moi aussi, je m'étais lassée d'Annie Ernaux (de ses livres trop autobiographiques).
Celui-ci est différent...et particulièrement réussi...

Je vous ai déjà parlé en d'autres occasions de mon hebdomadaire bien aimé "Le Jeudi" - et aujourd'hui il y a Annie Ernaux qui fait la une de la page littéraire:

Citation :

«L'époque, disaient les gens, n'est pas la même pour tout le monde». A partir de cette boutade, Annie Ernaux revisite sa vie, et la nôtre, sur la toile de fond d'un monde qui court (à sa perte?) au fil des Années. Un admirable récit sur la persistance de la mémoire et la dimension vécue de l'histoire.
Corina Ciocârlie

Au fil des années, justement, l'idée lui est venue d'écrire, dans le sillage d'Une vie de Maupassant peut-être, «une sorte de destin de femme» étalé entre 1940 et 2006, un «roman total» qui s'achèverait dans une dépossession naturelle des êtres et des choses, dont seule surnagerait cette mémoire accumulée d'événements, de faits divers, de «milliers de journées qui la conduisent jusqu'à aujourd'hui».
L'idée lui en aurait été suggérée par un tableau de Dorothea Tanning, intitulé Anniversaire et montrant une femme presque nue avec, derrière elle, des portes s'ouvrant à l'infini. Le récit d'Annie Ernaux est à l'image de cette mise en perspective: «glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu'à la dernière image d'une vie».
Ce livre, extrêmement mélancolique, où le «je» a pourtant cédé sa place à la troisième personne du singulier accède au statut paradoxal d'«autobiographie impersonnelle», annoncé et confirmé d'entrée de jeu par cette belle exergue de José Ortega y Gasset: «Nous n'avons que notre histoire et elle n'est pas à nous».
Un récit rythmé par d'innombrables «arrêts sur mémoire» (photos, chansons, slogans, séquences de films) et pourtant bâti sur la certitude qu'un jour, toutes les images disparaîtront et, avec elles, s'annuleront subitement «les milliers de mots qui ont servi à nommer les choses, les visages des gens, les actes et les sentiments, ordonné le monde, fait battre le cœur et mouiller le sexe». A l'instar de ces photos anciennes que l'on aurait du mal à situer dans le temps, les souvenirs appartiennent simplement à «la préhistoire de soi» où s'aplanissent toutes les vies qui ont précédé.

Film muet en couleurs

Pour commencer, les silhouettes et les paysages tremblés de l'enfance défilent comme autant de séquences d'un film muet en couleurs: la guerre en Indochine, Marcel Cerdan, Pierrot le fou et Marie Besnard, l'empoisonneuse à l'arsenic, mais aussi, et surtout, cette difficulté de vivre «dans la rareté de tout» – des objets, des images, des distractions, des explications de soi et du monde. Roucoulant avec la voix de Louis Mariano, les réclames de Radio Luxembourg «apportaient la certitude du bonheur de l'avenir et l'on se sentait entouré de toutes ces choses absentes qu'on aurait le droit d'acheter plus tard»: le parfum Bourjois avec un j comme joie, ou le soutien-gorge Lou qui habille la femme de goût...
Ensuite, c'est grâce aux sensations de l'adolescente brune à lunettes que l'écriture peut «retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l'écran de la mémoire individuelle par l'histoire collective»: les romans de Françoise Sagan et les 33 tours de jazz offerts par la Guilde internationale du disque, la guerre d'Algérie et l'Europe coupée en deux par une muraille de fer, Salut les copains et le paquebot France, les plages de Costa Brava et le Nouveau Roman («on voulait l'aimer mais on ne trouvait pas en lui assez de secours pour vivre»). Des images fugitives, hélas, comme les années…
1968 – «la première année du monde» – et la folie libertaire qui s'ensuivit, Marlon Brando sodomisant Maria Schneider dans Le Dernier Tango à Paris et le poster Une femme sans homme c'est un poisson sans bicyclette. Les années 70, avec les poupées Barbie, les caméras super-huit et cet étrange sentiment d'être en phase avec l'époque – «d'où la certitude d'avoir raison en toutes circonstances». Et puis, sans crier gare, cette chute dans un «présent cotonneux» et la perspective infinie d'une «société libérale avancée». «On allait voir "Hair". Dans l'avion emportant au Vietnam le héros du film, c'était nous et nos illusions de 68 qu'on envoyait mourir». Des scènes violentes et insolites, dans une superposition où «Jean Seberg et Aldo Moro sembleraient avoir été trouvés morts dans la même voiture».

Une femme improbable

Entre le clin d'œil à Georges Perec et l'attrait irrésistible de la madeleine proustienne, Annie Ernaux se souvient. Les Années – formidable inventaire du monde qu'elle a enregistré «rien qu'en vivant»: de l'annonce de la mort de Staline à la réélection de Chirac, de l'arrivée de la Cocotte-Minute à celle du GPS, de l'après-guerre où l'on se demandait s'il y aurait du chocolat à Noël jusqu'à cette drôle d'époque où la vie, la vraie finit par se trouver à portée de chariot, chez Auchan.
A chaque moment, cette femme du siècle a l'âge de ses idoles – Anna Karénine, Scarlett O'Hara, Mylène Demongeot ou Simone de Beauvoir – et de ses idoles déchus – Malraux en tête de liste («lui qu'on avait imaginé en Tchen révolutionnaire, rien qu'en le voyant avec son pardessus aux cérémonies officielles on ne croyait plus à la littérature»). Ses moi successifs sont des «créatures» appartenant à un temps muet et inaccessible, des présences disparates réunies par le fil d'un récit cherchant à faire coïncider la fresque de soixante-cinq années et la recherche d'un moi hors de l'Histoire. Bref, une existence singulière, mais fondue dans le mouvement d'une génération. Aux yeux d'Annie Ernaux, les signes des changements collectifs ne sont pas perceptibles dans la particularité des vies, sauf peut-être dans «le dégoût et la fatigue qui font penser secrètement "rien ne changera donc jamais" à des milliers d'individus en même temps».
D'où, sans doute, cette fuite en avant non exempte de nostalgie, comme lorsqu'on attend devant la caisse d'un hypermarché en se projetant dix ou quinze ans plus tard, le caddie rempli de jouets pour des petits-enfants qui ne sont pas encore nés: «Cette femme lui paraît aussi improbable qu'à la femme de vingt-cinq ans paraissait la femme de quarante qu'elle ne pouvait même pas imaginer être un jour et qu'elle n'est déjà plus».
La polyphonie bruyante des repas de famille («un endroit où la folie pourrait survenir et on renverserait la table en hurlant») n'empêche guère cette distance imposée par la sensation d'être éternellement «hors de la fête».
Annie Ernaux – qui s'est toujours vue comme une «transfuge sociale» – sait bien qu'être hors de la fête, c'est être dans l'écriture.
Avec, en ligne de mire, le seul espoir de s'arracher à la «lourdeur du vivant» pour sauver «quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais».

Le lien: Le Jeudi

Merci Kenavo! C'est un très bel article...
J'ai bien lu le même livre que Corina Ciôcarlie...

Merci infiniment, Fantaisie Héroique et Kenavo pour les extraits et articles du dernier livre d´Annie Ernaux.
C´est bien comme celà que je vois la vie, sur 2 plans: l´intime et le collectif, celui du courant generationnel de chacun.

Les années de Annie Ernaux

Broché: 241 pages : Editions Gallimard (7 février 2008)

ISBN-10: 207077922X

Présentation de l'éditeur

Au travers de photos et de souvenirs laissés par les événements, les mots et les choses, Annie Ernaux donne à ressentir le passage des années, de l'après-guerre à aujourd'hui. En même temps, elle inscrit l'existence dans une forme nouvelle d'autobiographie, impersonnelle et collective.

Mon commentaire :

feuilleter un catalogue de souvenirs dont les pages marquées affichent les titres gras d'un évènement particulièrement marquant pour être répertorié à la suite des autres déjà inscrits

pages de photos dentelées, jaunies

sourire aux mots références des années poussiéreuses

avancer contre le temps jusqu'à trouver la tristesse du récit

saveur d'un rôti de boeuf dégusté le dimanche à la sortie de la messe autour d'une table familiale

références cinématographiques, littéraires, rattachées à un détail anecdotique déclencheur d'épanchement lacrymal

suffisance mélodramatique la fin du livre donne dans la caricature d'une suite d'événements organisés par un mauvais monteur, qu'aurait oublié de caler le son et l'image omettant les transitions entre les scènes flash

originale écriture déstructurée comme un long monologue lassant.

bertrand-môgendre a écrit:

originale écriture déstructurée comme un long monologue lassant.

C'est servi façon Môgendre mais c'est exactement ce qu'il ressortait des impressions de l'amie qui me passe le livre et qui vient de le finir!
...Vais voir un peu ça donc...

bertrand-môgendre a écrit:

comme un long monologue lassant.

Je ne me suis pas lassée une seule minute de la lecture de cet ouvrage!

Je profite des impressions complémentaires apportées par de nouveaux lecteurs des "Années", pour répondre à Fantaisie heroïque qui me demandait sur "L´Agora" si j´avais finalement lu ce livre. Et bien non, car cette tristesse et cette nostalgie d´Annie Ernaux quand elle parle du passé, je ne la partage absolument pas.
L´idée que j´ai du passé serait bien plus celle là:
Extrait de Tiphaine Samoyault
Louise Bourgeois
La Main négative
Livre broché, Editions Argol , "Interférences", 2008.




"Je cherche en écrivant ce que ce passé-là m'a donné comme avenir et qui pourrait encore servir. J'écris non pour faire revenir ce passé mais pour qu'on ne me dise pas que le passé est mort, que l'histoire est finie, qu'il n'y a plus de temps. J'écris comme on restaure une tapisserie, non pour restituer à son temps à elle mais pour lui donner un avenir. Savoir qu'on peut faire des noeuds pour relier des fils qui se sont rompus est un savoir, et un savoir-faire, utile. C'est parfois difficile, les noeuds aussi se rompent ou l'un des fils échappe des doigts tandis qu'on s'efforce de retenir l'autre: mais du moment que, d'un mouvement du pouce sur l'index et le majeur, la boule s'est formée, alors c'est fait, les choses tiennent ensemble."

Tiphaine Samoyault enseigne à l'Université de Saint-Denis. Elle a publié notamment Les Indulgences, coll. "Fiction et Cie", Seuil, 2000, et La Montre cassée, coll. "Chaoïd", Verdier, 2004.

Je n'ai pas été lassée non plus, mais c'est un sentiment subjectif qui ne se discute pas.

Par contre c'est objectivement que l'on qualifie un texte de triste ou pas. Ce livre n'est pas triste du tout, nostalgique oui, mais pas triste ; et la lecture est très agréable.

Plus qu'une "autobiographie impersonnelle" relevée par Coline (on n'apprend pas grand chose sur la vie de l'auteur), je dirais que c'est [i]l'histoire d'une époque (de 1940 à nos jours) racontée de manière subjective, à travers des souvenirs personnels mais pas intimes : détails de la vie quotidienne de l'époque, nos modes de vie, ce que nous achetions, mangions, lisions, écoutions, egardions, percevions des différents évenements etc...