L'élégance du hérisson.
- Citation :
- "- Marx change totalement ma vision du monde, m'a déclaré ce matin le petit Pallières qui ne m'adresse d'ordinaire jamais la parole.
Antoine Pallières, héritier prospère d'une vieille dynastie industrielle, est le fils d'un de mes huit employeurs. Dernière éructation de la grande bourgeoisie d'affaires – laquelle ne se reproduit que par hoquets propres et sans vices , il rayonnait pourtant de sa découverte et me la narrait par réflexe, sans même songer que je puisse y entendre quelque chose. Que peuvent comprendre les masses laborieuses à l'œuvre de Marx ? La lecture en est ardue, la langue soutenue, la prose subtile, la thèse complexe."
La narratrice, c'est Renée. Elle est concierge du 7, rue de Grenelle. Elle a cinquante-quatre ans. Le ton est tout de suite donné : les riches sont décrits à grands coups de généralités et des clichés habituels : riches de gauche qui tâchent de se donner bonne conscience en faisant mine de s'intéresser à la concierge, riche qui consulte un psy (on aura une description ultra-caricaturale d'une séance), riches de droite qui ne se donnent même pas cette peine, enfants de riches de tous bords qui méprisent tout le monde, etc.
Renée est très cultivée, mais ne veut pas que cela se sache. Une concierge se doit de respecter tous les clichés du genre : poste de télé allumé en permanence, chat. Lorsqu'elle revient des courses, elle "exhibe complaisamment des victuailles de pauvre" (c'est-à-dire : jambon, foie de veau, paquet de nouilles et bottes de carottes). Le chat s'en régalera, tandis que, elle, peut se cuisiner des petits plats plus raffinés.
En bref : René lit les grands auteurs (Tolstoï, pas Barbara Cartland), regarde Mort à Venise et est fan d'Ozu, mais tout le monde doit croire, dans l'immeuble, qu'elle n'est qu'une concierge comme une autre, c'est-à-dire : manquant totalement de culture et se nourrissant de nouilles et de carottes.
Pourquoi, me demanderez-vous. Eh bien, c'est la faute d'un traumatisme enfantin que vous découvrirez par vous-mêmes.
Concernant la forme du roman, nous avons en alternance la narration de notre concierge et le journal d'une petite fille de l'immeuble – forcément une petite fille, c'est plus attendrissant qu'un petit garçon – intelligente et malheureusement fille de riches, la pauvre.
Fille de riche, ça veut dire que sa sœur est une imbécile et sa mère une quasi demeurée qui ne comprend rien à rien. Voici donc Paloma, 12 ans. La structure du roman ressemble à celle de Nekotopia, de Fujimori Asuka. Dans les deux cas une histoire pas crédible est entrelardées de considérations écrites par une petite fille surdouée.
Chez
Barbery, la petite fille n'en peut plus. Etre fille de riches débiles, c'est trop dur. Elle décide de se suicider le jour de ses 13 ans. Ca réveillera peut-être ses parents. De plus, le monde n'a aucun sens, aucun but. Quel est l'intérêt de vivre plus longtemps dans un monde laid puisqu'à la fin tout le monde meurt, il n'y a plus rien, rideau ?
Les Pensées Profondes et le Journal du mouvement du monde, qu'écrit la petite fille, c'est ça. Mille et une occasions de nous dire que le monde n'a aucun sens (au cas où le lecteur n'aurait pas bien compris), que les Autres sont idiots, alors qu'elle, intelligente, cherche un peu de beauté dans ce monde. En trouvera-t-elle ? Saura-t-elle percevoir la beauté de ce monde et renoncer à son acte ? Ah la la, quel suspens !
On a donc une énième apologie des fameux petits riens qui sont toujours censés impressionner le lecteur. "Trois fois rien, c'est déjà quelque chose", disait Devos. Là, je ne suis pas sûr.
En plus, la petite fille parle parfois comme Philippe Sollers : "[…] personne ne semble avoir songé au fait que si l'existence est absurde, y réussir brillamment n' a pas plus de valeur qu'y échouer." (page 21). Cela veut donc dire que, en plus d'être intelligente, la fifille est imbue d'elle-même, ou alors pas si intelligente que cela si elle croit vraiment que personne n'y avait pensé avec elle.
Le style, que vaut-il ? Passable, avec quelques passages qui auraient mérité d'être retravaillés, surtout quand on se pique de savoir mettre des virgules où il faut.
Exemple, page 31 (attention, prendre sa respiration avant de commencer à lire) : "Certaines personnes sont incapables de saisir dans ce qu'elles contemplent ce qui en fait la vie et le souffle intrinsèques et passent une existence entière à discourir sur les hommes comme s'il s'était agi d'automates et sur les choses comme si elles n'avaient point d'âme et se résumaient à ce qui peut en être dit, au gré des inspirations subjectives".
C'est vraiment laid. Ce n'est pas en lisant des trucs pareils que la petite fille déciderait de ne pas commettre son acte irréparable.
Les considérations profondes de la petite fille sont relativement courtes et sans grand intérêt (la vie n'a aucun sens…), mais le pire, ce sont les considérations profondes de la concierge. C'est loooong.
- Citation :
- "Parfois, cependant, la vie nous apparaît comme ne comédie fantôme. Comme tirés d'un rêve, nous nous regardons agir et, glacés de constater la dépense vitale que requiert la maintenance de nos réquisits primitifs, nous demandons avec ahurissement ce qu'il en est de l'Art. Notre frénésie de grimaces et d'oeillades nous semble soudain le comble de l'insignifiance, notre petit nid douillet, fruit d'un endettement de vingt ans, une vaine coutume barbare, et notre position dans l'échelle sociale, si rudement acquise et si éternellement précaire, d'une fruste vanité. Quant à notre descendance, nous la contemplons d'un œil neuf et horrifié parce que, sans les habits de l'altruisme, l'acte de se reproduire paraît profondément déplacé." (pages 100-101). etc.
Bref, c'est une critique bateau de la société de consommation et de la vanité de la position sociale.
Et ses considérations sur l'art…
- Citation :
- "En dépit de la diversité des sujets, des supports et des techniques, en dépit de l'insignifiance et de l'éphémère d'existences toujours vouées à n'être que d'un seul temps et d'une seule culture, en dépit encore de l'unicité de tout regard, qui ne voit jamais que ce que sa constitution lui permet et souffre de la pauvreté de son individualité, le génie des grands peintres a percé jusqu'au cœur du mystère et a exhumé, sous diverses apparences, la même forme sublime que nous cherchons en toute production artistique. Quelle congruence entre un Claesz, un Raphaël, un Rubens et un Hopper ?" (page 216-217).
On notera le caractère douteux (ou novateur ?) de l'emploi de "congruence". Et puis, pourquoi ne serait-on que d'une seule culture ? Et le Greco, par exemple ?
L'analyse d'une nature morte est impressionnante, elle aussi. La "disposition des objets et des mets atteignait à cet universel dans la singularité : à l'intemporel de la forme adéquate" (page 217).
Une demi-page pour en arrive à ceci : si la nature morte de Claesz est admirable, c'est parce que les objets sont disposés de sorte d'avoir la forme adéquate.
Brillant. Copiez-collez le passage, il est réutilisable à l'infini, pour toutes les natures mortes, mais aussi pour toutes les compositions picturales en général. En gros : pourquoi cette nature morte est admirable ? Parce que.
Après de nombreux passages sur l'Art, particulièrement ennuyeux, mais cela n'engage que moi, bien sûr,on a droit à une chouette phrase (après un retour à la ligne, ça en impose toujours) :"Car l'Art, c'est l'émotion sans le désir". Ben voyons. La phrase qui tue.
En une copie double maximum, vous prouverez que la phrase "Car l'Art, c'est l'émotion dans le désir" est également vraie.
Bon. Muriel
Barbery parle aussi d'Ozu. D'accord, c'est un immense réalisateur. Mais pourquoi en faire un cas particulier ? La concierge s'extasie sur les portes coulissantes, tout ça. Comme s'il n'y en avait que chez Ozu qu'il y en avait. Et Naruse, Mizoguchi ? Pas une ligne. Est-ce pour que le lecteur ne s'embrouille pas avec tous ces noms ?
"Dans les films d'Ozu, on ne compte pas le nombre de plans où un acteur pousse la porte, entre au foyer et se déchausse." (page 163). Au passage, on aura remarqué que la narratrice en a oublié que les portes coulissent, et ne se poussent pas. Deux lignes plus loin, ouf, les portes glissent de nouveau. L'ordre du monde nippon est revenu. Aucun correcteur ne l'a remarqué. Ils s'étaient peut-être endormis.
Lire "Vous seriez surpris de ce que se disent les petites gens. Elles préfèrent les histoires aux théories, les anecdotes aux concepts, les images aux idées. Cela ne les empêche pas de philosopher." (page 173), je trouve ça méprisant et condescendant.
A moins que cela ne représente un idéal de vie.
On peut en effet lire, à la fin de la Pensée profonde n°11 : "Kakuro parlait des bouleaux et, en oubliant les psychanalystes et tous ces gens intelligents qui ne savent que faire des leur intelligence, je me sentais soudain plus grande d'être capable d'en saisir la très grande beauté." (page 180).
A bas l'intelligence et la pensée, il faut sentir les choses.
On en revient à la pauvre philosophie Disney : "suis ton cœur".
Mais qui est Kakuro, me demanderez-vous ? Un Japonais qui vient d'emménager dans l'immeuble. Le genre de hasard qui sont des habitudes dans les bouquins. Parlez Ozu, un Japonais rappliquera tout aussitôt.
Un Japonais d'ailleurs pas très au fait des coutumes de son pays, vu qu'il trinque avec du saké, ce qui ne se fait pas. Mais peut-être Muriel
Barbery ne le savait-elle pas.
Vers la fin, ça vire au n'importe quoi.
Deux exemples :
1/ Page 263 : "[…] Paloma, qui est si discrète et diaphane que je crois bien ne la voir jamais, quoi qu'elle se rende chaque jour à l'école."
Euh… Excusez-moi, mais avez-vous oublié la page 17 ? Celle qui dit que le fameux mécanisme à infrarouge "m'avertit désormais des passages dans le hall […] par l'œil-de-bœuf sis face aux escaliers, cachée derrière la mousseline blanche, je m'enquerrais discrètement de l'identité du passant."
Quelqu'un a-t-il relu correctement ce livre ? Ou bien la petite fille escalade-t-elle la façade et descend-elle en rappel ?
2/ Page 301 :
- Citation :
- "C'est la mort de Didon, dans le Didon et Enée de Purcell. Si vous voulez mon avis : la plus belle œuvre de chant au monde. Ce n'est pas seulement beau, c'est sublime et ça tient à l'enchaînement incroyablement dense des sons, comme s'ils étaient liés par une force invisible et comme si, tout en se distinguant, ils se fondaient les uns dans les autres, à la frontière de la voix humaine- mais avec une beauté que des cris des bêtes n'atteindront jamais, une beauté née de la subversion de l'articulation phonétique et de la transgression du soin que le langage phonétique met d'ordinaire à distinguer les sons."
Ca s'appelle du verbiage pseudo littéraire. De la poudre aux yeux qui n'impressionnera que si on ne réfléchit pas.
C'est une fausse analyse : elle s'appliquerait uniformément, sans en rien changer (comme la fausse analyse de la nature morte), à quasiment n'importe quel air de n'importe quel opéra. Il y a un enchaînement dense de sons (ben… c'est un orchestre qui joue), liés par une force invisible (ben oui, c'est le compositeur qui les a assemblés, les sons) et c'est plus joli que ce que chantent les bêtes (même les oiseaux ?), beauté née de la subversion de l'articulation phonique (on ne chante pas comme on parle, scoop).
Bref, c'est consternant. Mais le pire, c'est qu'elle a mal choisi.
Parce que pour du Bellini, je veux bien, mais pour ce passage https://www.youtube.com/watch?v=4eyfwaaD8kw , parler d'enchaînement dense des sons, je suis scié.
Ou alors, ça va faire une nouvelle pensée profonde : "on n'entend pas tous la même chose". Si ça se trouve, personne n'y avait pensé.
Pourquoi ce livre a-t-il eu un tel succès ?
Sans doute parce que nous n'avons pas tous les mêmes goûts littéraires. Sans doute personne n'y avait pensé (oh, une Pensée profonde... vite, je vais la communiquer à Muriel
Barbery).