Le neuvième SphinxVictor Hugo
Passants, quelqu'un veut-il voir Cléopâtre au lit ?
Venez; l'alcôve est morne, une brume l'emplit ;
Cléopâtre est couchée à jamais; cette femme
Fut l'éblouissement de l'Asie et la flamme
Que tout le genre humain avait dans le regard ;
Quand elle disparut, le monde fut hagard ;
Ses dents étaient de perle et sa bouche était d'ambre ;
Les rois mouraient d'amour en entrant dans sa chambre ;
Pour elle Ephractaeus soumit l'Atlas, Sapor
Vint d'Osymandias saisir le cercle d'or,
Mamylos conquit Suse et Tentyris détruite,
Et Palmyre, et pour elle Antoine prit la fuite ;
Entre elle et l'univers qui s'offraient à la fois
Il hésita, lâchant le monde de son choix.
Cléopâtre égalait les Junons éternelles;
Une chaîne sortait de ses vagues prunelles ;
O tremblant coeur humain, si jamais tu vibras,
C'est dans l'étreinte altière et douce de ses bras ;
Son nom seul enivrait; Strophus n'osait l'écrire ;
La terre s'éclairait de son divin sourire,
A force de lumière et d'amour, effrayant ;
Son corps semblait mêlé d'azur; en la voyant,
Vénus, le soir, rentrait jalouse sous la nue ;
Cléopâtre embaumait l'Égypte; toute nue,
Elle brûlait les yeux ainsi que le soleil ;
Les roses enviaient l'ongle de son orteil ;
O vivants, allez voir sa tombe souveraine ;
Fière, elle était déesse et daignait être reine ;
L'amour prenait pour arc sa lèvre aux coins moqueurs ;
Sa beauté rendait fous les fronts, les sens, les coeurs,
Et plus que les lions rugissants était forte ;
Mais bouchez-vous le nez si vous passez la porte.