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| Marguerite Yourcenar | |
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Auteur | Message |
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Esperluette Sage de la littérature
Messages : 1660 Inscription le : 09/04/2012
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Mar 10 Avr 2012 - 21:08 | |
| Oui Expie, entièrement d'accord avec toi! Lorsque l'on ne connaît pas Marguerite Yourcenar, je pense que c'est une excellente piste! Je connais l'édition pour la jeunesse et l'illustrateur - Georges Lemoine - a réalisé un travail d'une extrême finesse qui rend hommage au talent de cette grande dame ! Au plaisir d'échanger avec toi! Bonne soirée. | |
| | | Esperluette Sage de la littérature
Messages : 1660 Inscription le : 09/04/2012
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Ven 13 Avr 2012 - 12:33 | |
| Voici la suite. Ling doit cependant encore affronter sa dernière peur et cette étape est cruciale. Sous l’influence de plus en plus évidente de Wang-Fô, Ling pose pour le vieux peintre et la jeune épouse également. Mais cette rencontre lui est funeste : - Citation :
« Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang Fô faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose : les bouts de l’écharpe qui l’étranglait flottaient mêlés à sa chevelure, elle paraissait plus mince encore que d’habitude et pure comme les belles célébrées par les poètes des temps révolus. » Wang-Fô a pris la vie de la jeune femme pour la mettre dans ses tableaux. Ling n’a pas le temps d’éprouver du chagrin, il traverse ce deuil en se réfugiant dans le travail : - Citation :
- « Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes. »
Une fois la mort apprivoisée, Ling peut désormais suivre Wang-Fô « sur les routes du royaume de Han. » Alors « Ling ferma derrière lui la porte de son passé » et une nouvelle vie débute en compagnie de Wang Fô qui a non seulement possède « le pouvoir de donner la vie à ses peintures par une dernière touche de couleur qu’il ajoutait à leurs yeux. » mais aussi celui de saisir avec fulgurance, dans les circonstances les plus dramatiques, le détail discordant. - Citation :
- « Ils (les soldats) posèrent lourdement la main sur la nuque de Wang-Fô, qui ne put s’empêcher de remarquer que leurs manches n’étaient pas assorties à la couleur de leur manteau. »
La relation tissée entre le maître et le disciple est devenue tellement forte que Ling est prêt à se sacrifier lorsque l’empereur annonce au peintre « qu’on (lui) brûlerait les yeux (…) et qu’on (lui) couperait les mains » - Citation :
- « En entendant cette sentence, le disciple Ling arrache de sa ceinture un couteau ébréché et se précipita sur l’empereur (..) Il conduit la délicatesse jusqu’ à faire « un bond en avant pour éviter que son sang ne vint tacher la robe de son maître. Un des soldats leva son sabre, et la tête de Ling se détacha de sa nuque, pareille à une fleur coupée. Les serviteurs emportèrent les restes, et Wang-Fô, désespéré, admira la belle tache écarlate que le sang de son disciple faisait sur le pavement de pierre verte. »
L’écriture de cette scène est digne d’un tableau. La tragédie de la disparition de Ling s’efface pour accéder à une œuvre d’art. Wang-Fô et Marguerite Yourcenar se confondent, ne forment plus qu’un pour magnifier la mort injuste de Ling en posant par touche délicate les mots devenus couleurs sur la toile de la fragilité de la vie. Suite et fin, une prochaine fois! | |
| | | Esperluette Sage de la littérature
Messages : 1660 Inscription le : 09/04/2012
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Ven 13 Avr 2012 - 19:04 | |
| Suite et fin. Pour échapper à la sentence de l’empereur, Wang-Fô doit terminer une « petite esquisse (qui) lui rappelait sa jeunesse » en regrettant la présence de Ling. - Citation :
- « Wang-Fô commença par teinter de rose le bout de l’aile d’un nuage posé sur une montagne »
Le tableau accède à la vie au moment même où le peintre choisit le rose pour réveiller l’œuvre endormie. La scène s’épanouit devant nos yeux lorsque le peintre l’effleure. « Puis il ajouta à la surface de la mer de petites rides que ne faisaient que rendre plus profonde sa sérénité. » En ajoutant ces petites rides d’un coup de pinceau à la surface de la mer, celle-ci envahit la salle dans laquelle peint WF. L’eau s’anime et la nouvelle bascule dans le merveilleux. L’art devient-il réel ? Le lecteur est-il soudain emporté dans l’univers du vieux peintre. Pur moment de grâce. La peinture s’anime sous nos yeux : - Citation :
- « Le pavement de jade devenait singulièrement humide, mais Wang-Fô, absorbé dans sa peinture, ne remarquait pas qu’il travaillait dans l’eau. »
Et Ling réapparaît, comme par enchantement, comme une évidence. « C’était bien Ling. » Il n’est plus le disciple du début qui portait ou vénérait le travail de son maître. Non ! Il est devenu celui qui est capable de vivre dans la peinture de Wang-Fô : il a découvert l’accès à l’imaginaire, il a compris l’art, il est « ressuscité » par l’art. La transmission du savoir est alors accompli et il peut rassurer son maître, lui donner l’explication de ce qui va suivre : - Citation :
- « Ne crains rien, Maître, murmura le disciple. Bientôt ils (les courtisans) se retrouveront à sec et ne se souviendront pas que leur manche ait jamais été mouillée. Seul l’empereur gardera au cœur un peu d’amertume marine. Ces gens-là ne sont pas faits pour se perdre à l’intérieur d’une peinture. »
Ling devient l’égal du maître. Les courtisans ne peuvent avoir accès au monde de l’art, ils sont trop ignorants, l’empereur n’est qu’un spectateur qui «penché en avant, la main sur les yeux, regardait s’éloigner la barque de Wang qui n’était déjà plus qu’une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. » Sa jalousie l’empêche d’accéder au monde de l’art, son esprit n’est pas assez serein pour parvenir au monde de l’imaginaire. L’accès à la peinture, à l’art lui est refusé ; il est sur le seuil car incapable de trouver en lui les clefs pour accéder à ce stade supérieur. La fin de la nouvelle et mes impressions ainsi que mes questions. - Spoiler:
- Citation :
A la fin de la nouvelle, le peintre accompagné de son disciple pénètre dans son œuvre devenue réelle.
« Le sillage s’effaça de la surface déserte, et le peintre Wang-Fô et soin disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer." Sous la plume de Marguerite Yourcenar, les mots devenus pinceaux métamorphosent l’histoire en tableaux successifs. Je ne sais plus si je lis ou si je regarde un tableau ! Ce « conte philosophique » ou « cette nouvelle orientale » au choix, évoque le pouvoir de l’art. Mais seules les personnes à l’imaginaire développé peuvent y accéder. La mer de jade sur laquelle Wang-Fô et Ling voyagent symbolise-t-elle l’immortalité ? Le jade n’est-il pas comparable à la nourriture l’esprit ? Peindre c’est inventer un autre univers, peindre devient vivre. Ecrire ou peindre : où est la différence ?
La fin de la nouvelle sans commentaire. - Spoiler:
- Citation :
- C’était bien Ling. Il avait sa vielle robe de tous les jours, et sa manche droite portait encore les traces d'un accroc qu’il n'avait pas eu le temps de réparer, le matin avant l'arrivée des soldats. Mais il avait au cou une étrange écharpe rouge.
Wang-Fô lui dit doucement en continuant à peindre - Je te croyais mort. - Vous vivant, dit respectueusement Ling, comment aurais-je pu mourir ? Et il aida le maître à monter en barque. Le plafond de jade se reflétait sur l'eau de sorte que Ling paraissait naviguer à l’intérieur d'une grotte. Les tresses des courtisans submergés ondulaient à la surface comme des serpents, et la tête de l'Empereur flottait comme un lotus. - Regarde, mon disciple, dit mélancoliquement Wang-Fô. Ces malheureux vont périr, si ce n'est déjà fait. Je ne me doutais pas qu'il y avait assez d'eau dans la mer pour noyer un empereur. Que faire ? - Ne crains rien, Maître, murmura le disciple. Bientôt, ils se retrouveront à sec et ne se souviendront même pas que leur manche ait jamais été mouillée. Seul l'Empereur gardera au cœur un peu d'amertume marine. Ces gens-là ne sont pas faits pour se perdre à l'intérieur d'une peinture. Et il ajouta - La mer est belle, le vent bon, les oiseaux marins font leurs nids. Partons, mon Maître, pour le pays au-delà des flots. - Partons, dit le vieux peintre. Wang-Fô se saisit du gouvernail, et Ling se pencha sur les rames. Le bruit des avirons remplit de nouveau toute la salle, ferme et régulier comme le battement d'un cœur. Le niveau de l'eau diminuait insensiblement autour des grands rochers verticaux qui redevenaient des colonnes. Bientôt, quelques rares flaques brillèrent seules dans les dépressions du pavement de jade. Les robes des courtisans étaient sèches, mais l'Empereur gardait quelques flocons d’écume dans la frange de son manteau. Le rouleau déployé et achevé par Wang-Fô était posé contre une tenture. Une barque en occupait tout le premier plan. Elle s’éloignait peu à peu, laissant derrière elle mince sillage qui se refermait sur la mer immobile. Déjà, on ne distinguait plus le visage des deux hommes assis dans canot. Mais on apercevait encore l'écharpe rouge de Ling, et la barbe de Wang flottait au vent. La pulsation des rames s'affaiblit, puis cessa, oblitérée par la distance. L'empereur penché en avant, la main sur les yeux regardait s'éloigner la barque de Wang qui n'était déjà plus qu'une tache imperceptible dans la pâleur du crépuscule. Une buée d'or s'éleva et se déploya sur la mer. Enfin la barque vira autour d’un rocher qui fermait l'entrée du large. Le sillage s'effaça de la surface déserte, et le peintre Wang-Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d'inventer.
Et vous, que pensez-vous de cette nouvelle? | |
| | | coline Parfum livresque
Messages : 29369 Inscription le : 01/02/2007 Localisation : Moulins- Nord Auvergne
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Ven 13 Avr 2012 - 21:26 | |
| - Esperluette a écrit:
Et vous, que pensez-vous de cette nouvelle?
Tu as déjà certaines réponses sur le fil... Ainsi: - coline a écrit:
- Marko a écrit:
- coline a écrit:
- Comment Wang-Fô fut sauvé .:
Conte poétique et philosophique sur le pouvoir de l’art. Je l'aime tellement que j'en avais appris de larges passages par coeur. Il y a notamment cette phrase meveilleuse parmi d'autres:
Le monde n'est qu'un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes
C'est une nouvelle que je trouve parfaite. Un monde à soi tout seul. Coup de coeur pour moi ausi...
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| | | Esperluette Sage de la littérature
Messages : 1660 Inscription le : 09/04/2012
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Ven 13 Avr 2012 - 22:22 | |
| - coline a écrit:
- Esperluette a écrit:
Et vous, que pensez-vous de cette nouvelle?
Tu as déjà certaines réponses sur le fil... Ainsi:
- coline a écrit:
- Marko a écrit:
- coline a écrit:
- Comment Wang-Fô fut sauvé .:
Conte poétique et philosophique sur le pouvoir de l’art. Je l'aime tellement que j'en avais appris de larges passages par coeur. Il y a notamment cette phrase meveilleuse parmi d'autres:
Le monde n'est qu'un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes
C'est une nouvelle que je trouve parfaite. Un monde à soi tout seul. Coup de coeur pour moi ausi...
Merci Coline! Je n'ai lu vos commentaires qu'en diagonale. Coup de coeur pour plusieurs d'entre nous, donc! Je vais continuer la relecture de ses nouvelles et être plus attentive à vos réponses à l'avenir. | |
| | | coline Parfum livresque
Messages : 29369 Inscription le : 01/02/2007 Localisation : Moulins- Nord Auvergne
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Sam 14 Avr 2012 - 17:07 | |
| - Esperluette a écrit:
-
Merci Coline! Je n'ai lu vos commentaires qu'en diagonale.
Ah mais ce n'est pas grave!...C'était juste pour t'inviter à lire le fil!... Lire en diagonale, nous le faisons tous...Et lorsque les fils comportent plusieurs pages, les impressions un peu anciennes malheureusement se perdent...Mais comment faire autrement? | |
| | | Esperluette Sage de la littérature
Messages : 1660 Inscription le : 09/04/2012
| | | | Marko Faune frénéclectique
Messages : 17930 Inscription le : 23/08/2008 Age : 56 Localisation : Lille
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Jeu 21 Juin 2012 - 0:07 | |
| Mémoires d'HadrienBibliomane et Coline en ont déjà largement parlé avec beaucoup de justesse. Je rajoute quelques impressions. Souvenir d'adolescence d'une lecture érudite, parfois austère et didactique, souvent lumineuse d'intelligence et de beauté d'écriture équilibrée et mesurée, parfois jusqu'à la sécheresse. Yourcenar évitant le lyrisme, les effusions. La passion pour Antinoüs restera sobre et sans aucune description intime. Elle adopte le point de vue et le regard d'un humaniste soucieux d'harmonie et de conciliation des contraires. Homme au croisement du paganisme et du christianisme, amoureux de l'héritage grec, esthète et pacificateur, réformateur et mystique. En le relisant aujourd'hui je retrouve des moments d'ennui lorsque Yourcenar a ce soucis de quasi exhaustivité en racontant la succession de faits historiques, de réformes, de voyages... Mon attention s'y fait flottante. Par contre je trouve formidables l'introduction très proustienne avec l'évocation des jouissances de la vie et de la frustration de s'en éloigner peu à peu, les passages mystiques sur les mystères de l'Orient et les rituels orphiques, la rencontre et la description d'Antinoüs puis sa souffrance et sa jalousie envers Lucius avant son potentiel suicide, tout ce qui touche à l'intime et à l'introspection en général, L'amitié profonde pour Plotine, l'indifférence envers Sabine épousée par raison, les réflexions sur la mort, la maladie, la dimension mythologique très présente car Hadrien en helléniste passionné en fait un véritable mode d'expression et de référence pour toute chose. Jusqu'à ce superbe final qui met en correspondance les amours d'Achille et Patrocle, Alexandre et Héphestion puis Hadrien lui-même et Antinoüs. A la tentation du suicide succède l' apaisement et la sérénité face à un parcours de vie accompli, reconnu et admiré. C'est un chef d'oeuvre d'équilibre entre ces différents aspects qui font la complexité d'un homme dont la position historique et philosophique charnière est symbolique. Des niveaux de lecture dont la profondeur laisse un peu frustré par manque de connaissances et de culture dans ces domaines (en tout cas en ce qui me concerne). Je suis moins sensible au récit purement historique mais elle ne pouvait pas en faire l'économie. Ce n'est pas un roman d'aventure ou de divertissement mais un portrait extrêmement riche d'un homme et de l'esprit d'une époque de transition. Sacrée bonne femme cette Marguerite! Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus ... Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts ...
Dernière édition par Marko le Ven 22 Juin 2012 - 16:47, édité 1 fois | |
| | | coline Parfum livresque
Messages : 29369 Inscription le : 01/02/2007 Localisation : Moulins- Nord Auvergne
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Jeu 21 Juin 2012 - 17:25 | |
| Tes impressions réveillent en moi le souvenir de cette lecture... | |
| | | Aaliz Main aguerrie
Messages : 424 Inscription le : 07/11/2012 Age : 44 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Mar 13 Nov 2012 - 19:54 | |
| L'oeuvre au noirJ'ai vu qu'il n'y avait pas beaucoup d'avis sur ce titre de Marguerite Yourcenar. Je me permets donc de partager le mien avec vous. Je crois bien ne m’être jamais sentie aussi mal à l’aise pour écrire un avis. Non pas que le roman ne m’ait pas plu, bien au contraire, mais simplement parce qu’il est d’un tel niveau que je ne me sens pas du tout à la hauteur de l’exercice. Je vais toutefois faire de mon mieux. Pour commencer, si vous avez l’intention de lire ce roman et que vos connaissances historiques sont faibles, il va vous falloir réviser. Je pense très sincèrement qu’il est indispensable de bien connaître le cadre historique dans lequel évolue Zénon pour comprendre cette œuvre un minimum. Le récit se déroule au XVI ème siècle en pleine période de la Réforme, l’Europe connaît l’explosion de plusieurs formes nouvelles d’interprétation des Ecritures, les critiques violentes envers l’Eglise catholique, les mœurs scandaleuses de son Clergé, aboutissent à des contestations et à l’émergence du protestantisme, du calvinisme et d’autres doctrines. Théologiens, philosophes participent activement à un débat d’idées dont la diffusion au sein des masses populaires est facilité par le perfectionnement des techniques d’imprimerie. L’Eglise catholique sent le danger et prend des mesures : concile de Trente, censure, Inquisition, parlements, et tribunaux dits « d’exception » engagent la Contre-Réforme et font la chasse aux « dissidences ». Marguerite Yourcenar place principalement son histoire aux Provinces-Unies ( une partie du Nord de la France actuelle, Belgique et Pays-Bas). Si les noms de Charles Quint, Duc d’Albe, Gueux de mer, des comtes d’Egmont et Hornes ne vous disent rien, vous risquez d’être rapidement perdu. Je suis très contente d’avoir eu la question des guerres de religion à étudier pour le capes il y a quelques années. Sans ces connaissances, tout me serait resté affreusement obscur. Je pense en particulier à l’épisode de Münster que Marguerite Yourcenar fait revivre par sa plume bien que nos sources historiques ne nous permettent pas de savoir dans le détail ce qu’il s’est passé. C’est donc un cadre historique très précis et très complexe qui accueille le personnage principal Zénon. Zénon est un esprit libre de l’époque s’intéressant et touchant à de nombreux domaines comme la médecine, les sciences techniques, l’astronomie, l’alchimie etc… Il concentre en lui nombre des traits de personnages ayant réellement existé et dont Yourcenar s’est inspirée : Erasme, Ambroise Paré, Léonard de Vinci, Paracelse… Marguerite Yourcenar s’amuse parfois à faire de Zénon un visionnaire rêvant à des progrès techniques qui permettraient à l’homme d’évoluer dans les airs et sous la mer et, à l’instar de ceux qui l’ont inspirée pour la création de son personnage, elle lui attribue des idées très modernes. On retrouve donc en Zénon un peu de tous ces esprits éclairés qui ont marqué l’époque moderne. L’œuvre au Noir se découpe en 3 parties. La première s’attache à relater l’histoire de la famille de Zénon, on apprend aussi certaines choses sur Zénon lui-même mais uniquement par ouï-dire, on l’aurait vu à tel ou tel endroit. Sa réputation est déjà faite, on le soupçonne de nourrir des idées subversives et de sympathiser avec l’ennemi « mahométan ». Zénon voyage beaucoup et cette première partie est liée à cette époque de sa vie : l’errance au cours de laquelle il se forge son esprit et acquiert de solides connaissances. Il côtoie les plus grands en tant que conseiller ou précepteur. Puis Zénon décide de se fixer. Il rentre à Bruges, sa ville d’origine. Ayant publié des écrits contrevenant à l’ordre établi, Zénon est recherché et doit donc utiliser une personnalité d’emprunt. Il se réinvente une vie et décide de consacrer son temps à soigner les malades et les plus pauvres au sein d’un établissement ecclésiastique. Des évènements feront que Zénon sera démasqué. La troisième partie est alors consacrée à son procès et son séjour en prison. Tout au long du roman, Marguerite Yourcenar analyse les mentalités de l’époque à travers l’esprit critique de Zénon. Elle le fait rencontrer des personnages tantôt tolérants, tantôt obtus. S’ensuivent alors de savoureux dialogues. Savoureux par le style, par le sens, bien qu’il ne soit pas toujours évident d’en saisir toutes les subtilités. Le texte est truffé de références bien précises et certainement pas anodines, références à la mythologie, à la Bible, à des écrits des penseurs de l’époque. Lorsque comme moi, on a une culture assez pauvre dans ces trois domaines, c’est assez frustrant …mais pas gênant. Pas gênant parce que, sur le coup, on ne s’en aperçoit pas. Mais c’est une fois ma lecture achevée et ayant effectué quelques recherches que je suis tombée sur un document précisant toutes ces références et que je me suis alors rendue compte de tout ce qui m’avait échappé. C’est pourquoi je pense qu’une relecture s’impose. De plus, de nombreux thèmes sont abordés, tolérance, liberté d’expression et de culte, homosexualité, torture, l’innovation scientifique et ses conséquences, le pouvoir, l’inégale répartition des richesses... Et on se rend compte que les questionnements de l’époque ne sont pas si éloignés des nôtres. Ce qui en fait un texte étonnamment contemporain par certaines des problématiques soulevées. Un dernier mot concernant le titre : L’œuvre au noir est la première étape du processus alchimique censé aboutir au Grand Œuvre c’est-à-dire à la pierre philosophale apportant immortalité et permettant de transformer les métaux en or. Ce processus compte 4 étapes : l’œuvre au noir, l’œuvre au blanc, l’œuvre au jaune et enfin l’œuvre au rouge. L’étape de l’œuvre au noir « désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre. » (tiré des notes de l’auteur) Tout le roman illustre parfaitement, à travers Zénon, l’acception symbolique de la définition de l’œuvre au noir donnée par Marguerite Yourcenar. L’œuvre au Noir est donc une lecture très exigeante et qui nécessite un solide bagage culturel. C’est une œuvre très riche, magnifiquement écrite, qui décrit parfaitement toute une époque et ses mentalités et qui m’aura donné du fil à retordre pour écrire cet avis. Néanmoins, ça en valait la peine tellement cette œuvre m’a éblouie par ses qualités littéraires et son érudition. J'avais lu également les Mémoires d'Hadrien mais il y a bien longtemps. J'en ai gardé un excellent souvenir et je pense qu'il est bien plus accessible que L'oeuvre au noir. Mais il faudrait que je le relise afin que ma comparaison soit plus pertinente. | |
| | | eXPie Abeille bibliophile
Messages : 15620 Inscription le : 22/11/2007 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Mar 13 Nov 2012 - 20:36 | |
| - Aaliz a écrit:
- J'avais lu également les Mémoires d'Hadrien mais il y a bien longtemps. J'en ai gardé un excellent souvenir et je pense qu'il est bien plus accessible que L'oeuvre au noir. Mais il faudrait que je le relise afin que ma comparaison soit plus pertinente.
Merci pour ta critique, Aaliz ! Ce sont deux livres que j'ai lu il y a longtemps, et je sens que je les relirai. Il y a beaucoup de choses qui m'ont échappées, d'autant que je ne suis pas bon du tout en histoire (il faut que je travaille ça). Concernant l'Oeuvre au Noir, il y a un livre de commentaires que je n'ai pas lu ; il y en a aussi un pour les Mémoires d'Hadrien. Je ne sais pas si ce qu'ils apportent est vraiment intéressant (et, en tout cas, La Pléiade n'apporte rien, vu que Marguerite Yourcenar s'était opposée à ce qu'il y ait des notes, semble-t-il... c'est quand même dommage, il y avait vraiment de quoi faire). | |
| | | Aaliz Main aguerrie
Messages : 424 Inscription le : 07/11/2012 Age : 44 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Mar 13 Nov 2012 - 20:52 | |
| Merci beaucoup pour ces références eXpie ! Cela peut en effet être très utile voire indispensable... Je vais essayer de trouver ça et y jeter un oeil pour voir ...
En tout cas, Marguerite Yourcenar est un auteur exigeant qui pousse le lecteur à faire des recherches et à réfléchir. C'est très stimulant ! | |
| | | eXPie Abeille bibliophile
Messages : 15620 Inscription le : 22/11/2007 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Mar 13 Nov 2012 - 21:01 | |
| Oui, on sent toujours beaucoup d'intelligence, et pas seulement de l'érudition empilée, comme certains qui font des reconstitutions où tout est à sa place, mais où ça ressemble à un musée dont on parcourt poliment les salles... | |
| | | Aaliz Main aguerrie
Messages : 424 Inscription le : 07/11/2012 Age : 44 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Lun 3 Déc 2012 - 14:15 | |
| En fouillant sur le net, j'ai trouvé un ensemble de notes concernant L'oeuvre au noir. En revanche, je ne sais absolument pas à quelle édition ce document se réfère mais ça peut néanmoins être fort utile !
http://www.gymnasedubugnon.ch/sitesdesfiles/Matieres/yourcenar/partie1/chap1.htm | |
| | | eXPie Abeille bibliophile
Messages : 15620 Inscription le : 22/11/2007 Localisation : Paris
| Sujet: Re: Marguerite Yourcenar Lun 3 Déc 2012 - 16:49 | |
| - Aaliz a écrit:
- En fouillant sur le net, j'ai trouvé un ensemble de notes concernant L'oeuvre au noir. En revanche, je ne sais absolument pas à quelle édition ce document se réfère mais ça peut néanmoins être fort utile !
http://www.gymnasedubugnon.ch/sitesdesfiles/Matieres/yourcenar/partie1/chap1.htm Sur http://www.gymnasedubugnon.ch/sitesdesfiles/Matieres/ yourcenar/frame.htm on lit : - Citation :
- Les références se rapportent à cette dernière édition Folio, qui comprend des annexes plus substantielles que dans sa première édition.
Bien sûr "dernière", je ne sais pas ce que c'est... En tout cas, merci, ça peut être utile, effectivement ! | |
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