Anachronique
On a tous connu une journée parfaite, une nuit, une heure...
A cette époque, je voyageais souvent en train entre Toulouse et Nimes.
A cette époque aussi, les viticulteurs manifestaient souvent pour faire
entendre leurs revendications.
C'était parfois agité ou violent, mais ce n'était pas triste.
On était en mars, et ce jour-là, parti à 17 h, je suis arrivé à Nimes à 8 h
du matin à cause d'une de ces manifestations.
A partir de Sète, le train a commencé à ralentir. Par les fenètres, on voyait des feux allumés par les viticulteurs. Eux étaient invisibles.
Par contre, il y avait des groupes de CRS. Le grand jeu...
Toujours au ralenti, on est arrivés à Frontignan à 2O h 15 et là, on s'arrète et on attend. On attend longtemps.
Des voyageurs descendent du train pour essayer de s'informer.
Les nouvelles sont mauvaises : les voies ont été coupées en aval de
Frontignan et je remarque les réactions hostiles des voyageurs.
Au bout de deux heures d'attente, coup de chance : je rencontre un automobiliste qui nous propose à deux autres personnes et à moi, de
nous emmener jusqu'à Montpellier.
Je saute sur l'occasion et commence alors un rallye à travers des petites
routes pour éviter les barrages routiers.
On s'arrete un moment devant un passage à niveau fermé. La nuit est
claire et on voit nettement les feux allumés ici et là.
C'est impressionnant, un peu inquiétant mais beau.
J'entends un des voyageurs murmurer mi songeur mi admiratif :
"Vous vous rendez compte comment ça serait si c'était la révolution !"
A Montpellier, j'apprends très vite que les trains en direction de Nimes sont
partis et que le prochain était fixé à 4 h du matin. Si tout allait bien.
La gare est pleine de voyageurs et les quais aussi. Et la discussion va bon train entre eux et les employés de la SNCF.
J'entre dans la salle d'attente et je fais tout de suite la connaissance
d'une jeune femme brune de 23 ans, plutot jolie.
Et dans ce lieu de passage un peu sinistré et où tout le monde avait l'air soucieux, je tombais sur la seule personne qui semblait glisser avec aisance au milieu du désordre ambiant.
J'ai appris qu'elle était musicienne dans l'orchestre du fils de Manitas de Plata le guitariste gitan, et qu'ils étaient en tournée dans la région.
Ce qui m'a frappé immédiatement, c'est sa gentillesse et sa bonne humeur.
Elle me dit qu'elle avait l'habitude d'aider les gens dans la peine et sans les
juger.
Je l'ai vue sourire à une gosse qui est venue instinctivement vers elle en
souriant à son tour et qui s'est jetée dans ses bras. Elle l'a gardée un moment ainsi et c'était bien.
Plus tard elle est allée patiemment réconforter des vieilles dames un peu inquiètes.
De temps en temps elle me demandait si je n'avais pas froid et si j'étais
bien.
Elle m'a dit qu'à cause des tournées elle n'avait pas dormi depuis plusieurs nuits, mais elle n'en montrait rien.
Comme on avait de longues heures à attendre devant nous, d'un commun accord, nous sommes allés nous balader dans les rues de la ville endormie.
Elle courait en riant au milieu des poubelles en esquissant des pas de danse. Je crois bien qu'elle en a meme renversé une.
J'étais ravi, avec quand meme un peu la crainte de finir la nuit au commissariat !
Il faisait doux et cette promenade nocturne dans la ville en sommeil
nous donnait l'impression d'etre libres.
Dans son euphorie, elle me suggéra meme d'aller éveiller les gens pour leur faire
partager notre humeur...
De retour dans la salle d'attente, tout le monde dormait et nous nous sommes assis par terre, serrés l'un contre l'autre.
Elle m'a raconté alors des histoires qu'elle disait à son père quand elle était
enfant. Et elle était la première à en rire.
C'était drole de la voir s'exprimer avec autant de liberté et de gaité sans
trace de cabotinage. Et je me sentais en accord avec cet état d'esprit.
Vers 6 h du matin, on est repartis comme des chiens fous nous dégourdir les jambes dans les rues de la ville, mais les gens commencaient à s'éveiller et à sortir dans les rues.
Et du coup on a raté un train qui montait sur Paris en passant par Nimes.
Finalement est arrivé mon train, celui qui était resté immobilisé plusieurs heures à Frontignan. Et je suis monté.
Ainsi s'achevait cette nuit magnétique et intense.
On s'est quittés brusquement, comme arrrachés à un reve.
Je me suis dit après coup, que la beauté et la perfection de cette nuit tenaient précisément au fait qu'elle elle était brève et n'aurait pas de lendemain.
Qu'elle n'avait eu d'autre finalité que l'accomplissement du moment.
Que l'intensité, la magie de la vie sont liés à de tels moments, et qu'il faut
savoir les saisir.