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| André du Bouchet | |
| | Auteur | Message |
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Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: André du Bouchet Lun 23 Nov 2015 - 15:31 | |
| André du Bouchet Biographie: - Spoiler:
(diverses sources, dont Wikipedia, "Le savoir partagé" et un article de Philippe Lançon dans Libération d'avril 2011)André du Bouchet est né à Paris en mars 1924 et décédé à Truinas (Drôme) en avril 2001. Son père est américain d'origine française et de confession juive, né en Russie, sa mère d'origine russe, juive. Le père est un brillant mathématicien et ingénieur du son, et la mère est médecin. Très tôt son père est atteint de troubles psychiatriques. Enfance française, puis, à la proclamation des lois de Vichy, en compagnie de sa mère et de sa sœur, il fait le trajet à pied de la région parisienne jusqu'à Pau, et le trio parvient à passer au Portugal via l'Espagne. Ils attrapent le dernier paquebot pour l'Amérique au départ de Lisbonne, et rejoignent ainsi leur père et mari, qui réside aux États-Unis et détient la nationalité américaine. Adolescence et jeunesse US, études à Amherst College et à l’Université Harvard, André du Bouchet devient la-bas professeur d’anglais, puis professeur à l’Université Harvard, où il enseigne la littérature comparée. Retour en France durant l'été 1948. Le jeune homme devient bibliothécaire, au service des microfilms du CNRS. Ses diplômes américains n’étant pas reconnus en France, il poursuit des études universitaires sous la direction de Jean Wahl et de Gaston Bachelard. Durant ces premières années de retour, le français est une langue certes maîtrisée couramment, la langue de l'enfance, de l'adolescence, de la scolarité, mais ce n'est plus sa langue de méditation, d'écriture, d'action: «Toutes les idées que j’ai pu avoir, je les ai eues en anglais.» En 1949, André du Bouchet, devenu rédacteur en chef de la revue Transition, épouse à Paris Tina Jolas, ethnologue, fille de l’écrivain américain Eugène Jolas. Ils ont deux enfants, Paule, qui sera professeur de philosophie et collaboratrice chez Gallimard, et éditrice et écrivain (surtout en catégorie "Jeunesse") et Gilles, qui deviendra artiste peintre. Il obtient pendant trois ans une bourse pour ses recherches poétiques, traduit Henri Michaux en anglais, découvre les textes de Pierre Reverdy, puis rencontre celui-ci. Il publie dans diverses revues ses premiers poèmes qui seront réunis dans un premier recueil, intitulé « AIR ». Francis Ponge, en 1951, l’aide à publier son premier recueil. René Char devient son ami et l’ami du couple. Char est subjugué par Tina, 18 ans, rencontrée chez Marguerite Matisse. Ils deviennent amants pendant la période qui correspond à l'écriture d' Une lampe dans la lumière aride. Leur passion tumultueuse les emporte et fait tout éclater en 1957. Paule du Bouchet raconte dans Emportée ce «temps de la grande souffrance». Tina choisit «René» envers et contre tout, contre sa famille: «Tout ce qu’il m’a donné, tout ce qu’il m’a pris.» René Char ne voyage pas, ne parle aucune langue étrangère: Tina lit, traduit, lui sacrifie tout. Elle part au milieu des repas familiaux des du Bouchet, disparaît pendant des jours, ment au retour. Quand elle est chez «René», inutile de l’appeler: Un jour, Paule tente de se tuer, mais à quoi bon alerter Tina, puisque «Char ne l’aurait pas supporté». Plus tard, elle dit à sa mère : «Tu aurais préféré que je meure plutôt que de t’appeler chez lui.» Tina répond : «Oui.» Tina jette des brouillons, des écrits de son mari. Paule s’attache des cuillères au poignet pour se réveiller dans la nuit: elle a peur que son père, qui aime à errer seul dans la lande avec ses carnets la nuit, se transforme en loup, mais aussi qu’il se tue. Tina finit par rejoindre Char, mais ce dernier en épousera une autre, sans le lui dire, un an avant sa mort... Pendant ce temps-là, quand il n'erre pas seul de nuit dans la lande pour la plus grande inquiétude de ses enfants, André du Bouchet rencontre Jean Hélion, Alberto Giacometti, Tal Coat, Jacques Dupin, Yes Bonnefoy, Paul Celan, et devient membre du comité de rédaction de la revue L’Éphémère, plus renommée et prestigieuse que son tirage ne peut le laisser paraître, publiée par Maeght de 1966 à 1972. En 1961, il a rencontré Sarah Plimpton, qui devient sa compagne. André du Bouchet traduit, aussi: le poète Paul Celan, Friedrich Hölderlin, James Joyce, Ossip Mandelstam, William Faulkner et William Shakespeare. En 1971 il acquiert une maison à Truinas, dans la Drôme. À partir de ce moment il partage sa vie entre Paris et la Drôme provençale. Ce lieu se confond avec son travail poétique les trente dernières années de sa vie. A partir de 1980, il vit avec Anne de Staël et sa fille Barbara, ainsi que leur propre fille, Marie. Il est tour à tour conseiller littéraire à l’O.R.T.F., et travaille aussi à la télévision en tant que critique dramatique. Puis conseiller littéraire au Centre Georges-Pompidou. Lecteur aux éditions Gallimard. Membre de la commission d’achat du Fonds Régional d’Art Contemporain (F.R.A.C.). Membre de la commission du Livre Illustré du Centre National des Lettres. En 1981, il réalise pour France-Culture les «Promenades Ethnologiques», réalisation radiophonique pour l’I.N.A., à l’initiative d’Alain Truttat, avec Jean-Pierre Grossein dit «Pavel», sociologue qui vit lui aussi dans la Drôme et André Pitte directeur des éditions « A DIE ». Directeur de la revue l’Alpe, fondateur de la Transhumance. Il reçoit le Prix National des Lettres en 1983. Nommé Chevalier de la Légion d’Honneur en 1988. Prix de Poésie de la Ville de Paris en 1996. Nommé Officier de la Légion d’honneur en 2000. Le poète est traduit en italien, néerlandais, japonais, allemand, anglais, turc, russe, espagnol, slovaque. Bibliographie pas tout à fait complète:- Spoiler:
-Sans couvercle (1953 Glm).
-Le moteur blanc (1956 Glm).
-Dans la chaleur vacante (1961 Mercure de France).
-Ou le soleil (1968 Mercure de France).
-Qui n'est pas tourné vers nous (1972 Mercure de France).
-Sous le linteau en forme de joug (1978 Clivages).
-Défets (1981 Clivages).
-Laisses (1984 Fata Morgana).
-Cendre tirant sur le bleu (1986 Clivages).
-Ici en deux (1986 Mercure de France).
-Air (Fata Morgana 1986).
-Aujourd'hui c'est (1987-1994 Fata Morgana).
-Une tache (1988 Fata Morgana).
-... Désaccordée comme par de la neige (1989 Mercure de France).
-Verses (1990 Unes).
-Axiales (1992 Mercure de France). -De plusieurs déchirements dans les parages de la peinture (1990 Unes).
-Le surcroît (1990 Fourbis).
-Alberto Giacometti — dessin (1991 Maeght).
-Orion (1993 Deyrolle).
-Baudelaire l'irrémédiable (1993 Deyrolle).
-Retours sur le vent (1994 Fourbis).
-Poèmes et proses (1995 Fata Morgana et Mercure de France).
-Pourquoi si calmes (1996 Fata Morgana).
-D'un trait qui figure et défigure (1998 Fata Morgana).
-L'ajour (1998, Poésie nrf-Gallimard).
-Carnet, volume 2 (1999 Fata Morgana).
-Carnet, volume 3 (2000 Fata Morgana).
-L’Emportement du muet (2000 Mercure de France).
-Tumulte (2001 Fata Morgana).
-L'Œil égaré sous les plis de l'obéissance au vent (suivi de L'Infini et l'inachevé) (2001 Seghers).
-Lire Finnegan Wakes (2003 Fata Morgana).
Pas mal de traductions, les plus notoires:
-Poèmes de Paul Celan.
-Voyage en Arménie de Mandelstam.
-La Tempête de Shakespeare.
(etc...)
Quelques études sur André du Bouchet :
P. Chappuis: "André du Bouchet", Seghers "Poètes d'aujourd'hui", 1979.
M. Collot: "A. du Bouchet et le pouvoir du fond", dans L'Horizon fabuleux, tome II, José Corti, 1988.
J. Depreux: "A. du Bouchet ou la parole traversée", Seyssel, Champ vallon "Champ poétique", 1988.
J-P Richard: "André du Bouchet", Onze études sur la poésie moderne, Le Seuil, 1964.
A. Emaz: "André du Bouchet, Debout sur le vent", Jean-Michel Place, 2003. (NB: je recommande particulièrement ce dernier ouvrage, avec son agréable côté de poète à poète).
Mon avis: - Spoiler:
André du Bouchet jalonne d'une trace d'importance la poésie française de la seconde moitié du XXème siècle, même si l'éminence de sa place tarde à se traduire en notoriété de ses poèmes auprès du grand public. Ses textes passent pour difficile d'accès (je vais m'employer à tordre le cou à cette idée reçue), en ce sens que du Bouchet, passionné de peinture contemporaine, tente d'inscrire sa poésie dans le contexte artistique de son temps et de son lieu, avec une influence indéniable de l'art pictural sur sa production. C'est sans doute assez, en termes de projet, pour inquiéter le lecteur lambda -je suis un lecteur lambda, j'ai mis du temps, perdu du temps en fait avant de tenter d'appréhender ses écrits-, il n'y a pourtant pas de quoi fuir ! C'est, en outre, une poésie formant un tout plutôt cohérent, harmonieux en tout cas, et assez personnelle - pas d'école à laquelle se rattacher. Le modus operandi ? Vers libre, pages ajourées (tiens, "ajour", un terme bouchetien par excellence), disposition, mise en page qui rend difficile si ce n'est impossible la reproduction simple en copié-collé à usage du forumiste Parfumé. Voir, pour un exemple similaire de difficultés reproductrices, Jean-Paul Michel, pour donner une idée. C'est donc, on le comprend, une poésie de l'écriture, destinée à être lue plutôt que déclamée. A priori seulement ! Car on verra, du moins je l'espère, combien elle s'avère sonore et "passe" étonnement à la diction. Blancs et disposition des mots forcent le lecteur à inventer la ponctuation, par ce qu'il perçoit de la page. Et, par voie de conséquence, à rythmer sa lecture de fréquentes pauses, respirations, voire interruptions. Il y a, au reste, des traces ou vestiges de ponctuation, comme ces parenthèses ouvertes mais non refermées (procédé employé aussi par Gérard Macé, par exemple). Ces blancs, par contraste, nous donnent de prime abord une impression de parcimonie, le contraire le la logorrhée verbale. Dans un second temps, si l'on y parvient, ces espaces emplacent, si j'ose écrire, une ponctuation de plus à respecter (car il peut arriver que le texte soit, en sus, ponctué de façon, disons, habituelle ou courante !), pouvant s'avérer nettement plus sensible à la diction qu'à la lecture. Au point qu'en fait ces blancs, du moins en ai-je le ressenti, suggèrent un lieu propice à l'acoustique, peut-être plus exactement à la résonance des mots. Ainsi, on se surprend parfois à se dire "non, là, je le lis mal, je suis hors du coup", ou encore, lors de re-lectures, à trouver des aspects nouveaux simplement par jeu des respirations et des pauses prises différemment. Les éléments environnants proches, comme tutélaires à moins que ce ne soit plutôt hors du temps, y sont remarquablement campés; tentez une immersion d'assez longue durée dans l'œuvre de du Bouchet et dites-moi si, comme moi, à chaque fois que vous prononcez des mots aussi courants que feu, maison, pierre, chaleur, route, glacier, vent, montagne, froid (et une bonne petite palanquée d'autres !), vous marquez un léger, imperceptible arrêt, parce que du Bouchet a appuyé, ou plus exactement amplifié votre perception de ces termes plutôt basiques. Mises en place de lignes de force, sur un registre plutôt cosmique et tellurique, sans évocation d'ordre spirituel, dans lequel l'homme évolue assez hors du temps (ce n'est pas l'apparition d'un tracteur ou d'une route goudronnée de ci-de là qui y changent grand chose). Du Bouchet s'efface, il souhaite ne pas laisser de trace, il parle de "banalité inexpugnable" (dans Image parvenue à son terme inquiet). Ou, ce qui devrait nous mettre la puce à l'oreille: "ramener l'étrangeté dans le cadre du commun - pour qu'elle passe inaperçue" ( Carnet). Nulle métaphysique, peu d'instinct. Les surréalistes sont digérés. Apurer mais amplifier, voilà de l'ouvrage de poète exigeant. Ses abstractions, ou ce que nous ressentons de prime abord comme en étant, sont de l'ordre de la pensée imagée. Je m'explique: Si tout le monde comprend des expressions courantes comme "toute honte bue", "avoir un chat dans la gorge" et des dizaines d'autres, c'est en essayant de les restituer en traduction en langue étrangère qu'on s'aperçoit que, finalement, elles nécessitent un recours à quelque analogie (ou à une explication détaillée) dans cette langue-là pour être comprises. Rien n'interdit au poète d'en tenter de nouvelles, à usage propre et à usage de ce que le lecteur voudra bien y percevoir. André du Bouchet a ce goût-là sans doute, mais ne dérive pas vers des emphases ni des numéros de prestidigitateur. Les termes employés sont de l'ordre du matériau brut, sans autre apprêt que la mise en page ou en ligne, et le fait de voisiner avec un autre mot, tout aussi simple et brut. Là réside sans doute toute l'efficacité du rendu. Autrement dit sa force expressive. Contournés de blanc, ces mots (j'insiste sur leur simplicité générale, aucun terme rare, encore moins précieux) un peu parcimonieux gardent une puissance brute, celle du raw material plus apuré, poncé qu'apprêté, qui s'impose au lecteur-récepteur sans coup férir. Je parlais d'immersion, c'est un poète qui s'y prête, à moins que ce ne soit son art qui réclame cela du lecteur, mon conseil est de plonger dans les pages du Bouchet, laissons là toute retenue, tout quant-à-soi, et ne pas picorer un poème au hasard. Là aussi se trouve une de ses distinctions.
André du Bouchet, par Alberto Giacometti. | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: André du Bouchet Lun 23 Nov 2015 - 15:33 | |
| Le moteur blanc (édition originale, 1956) Débutons ce fil par un écrit assez ancien, peut-être sera-ce moins déroutant (?). Je ne suis pas persuadé, pour ce qui concerne du Bouchet, qu'il faille partir de l'alpha pour parvenir à l'omega, mais ses premières manières me paraissent (on peut bien sûr en discuter) les plus convenables d'entre les portes d'entrées possibles. Poème d'abord publié à part, en plaquette, accompagné de quelques autres poèmes (si j'ai bien compris, n'ayant pas eu l'honneur de tenir l'édition reproduite ci-dessus en mains). Il se trouve aujourd'hui inséré dans le Gallimard nrf/poésie intitulé " Dans la chaleur vacante suivi de Ou le soleil". Un mot sur la forme, quinze chapitres (? peut-être pas quand même), ou chants, ou parties, ou strophes, ou plus simplement pages, d'inégales longueurs. Numéroté(e)s en chiffres romains, chacun(e) occupe une page, sauf I qui en occupe deux. Mais une page peut ne comporter qu'une phrase (vers ?). Par exemple la III: - III a écrit:
- . Mon récit sera la branche noire
qui fait un coude dans le ciel NB: le point "." au début est ajouté par mes soins pour raison d'alignement et ne figure pas dans le texte ! Au début des années 1950 déjà André du Bouchet laisse ces blancs, écrins plutôt que contours enjoliveurs, et ces dispositions typographiques assez malaisées à reproduire en format message de forum (même si, oui je sais, le scanner comme l'appareil photo sont inventés...). Oui, c'est par facilité de message donc, je ne m'en cache pas, que les passages cités le sont, choisis par commodité de reproduction, ce ne sont pas nécessairement ceux que je considère comme l'acmé du poème. Dans ce VI, marcher, réuni au feu, dans le papier vague confondu avec l'air m'évoque immanquablement une cigarette allumée. Tout y est: papier, feu, faire corps avec l'homme. L'équivoque n'est pas loin. Je ne vais pas plus loin que mon papier...tiens, ne passe-t-on pas plutôt au papier support à l'écriture ? Mon papier évoque aussi le solide, sûr pour l'homme. Ce qui sépare l'homme du feu (je ne me départis pas, pour cet extrait, de l'image de la cigarette). Le "il" de "il comble un ravin" se rapporte bien entendu au feu. Splendide façon, parce que dérisoire, de s'y mesurer "nous sommes presque à égalité. A mi-genoux dans les pierres." comme s'il y avait rencontre, match. - VI a écrit:
- Je marche, réuni au feu, dans le papier vague confondu avec l'air, la terre désamorcée. Je prête mon bras au vent.
Je ne vais pas plus loin que mon papier. Très loin au-devant de moi, il comble un ravin. Un peu plus loin dans le champ, nous sommes presque à égalité. A mi-genoux dans les pierres.
A côté, on parle de plaie, on parle d'un arbre. Je me reconnais. Pour ne pas être fou. Pour que mes yeux ne deviennent pas aussi faibles que la terre. Jeu des "comme" analogiques dans ce XIII, pour qualifier le feu. Le regard est attiré par le "et" ( violemment heurté), dont le sens n'est à l'évidence pas "est", ce qui peut échapper à la diction. Le feu est, en principe, mouvement. Et la terre, immobilité. Là il y a interversion, la terre, telle un animal ou un humain, relève sa tête, est animée; le feu, lui, est un mur doublement (triplement, je pense, rapport au "et") qualifié. Qui a déjà vu un feu figé, "pétrifié" ? Mais là il s'agit de ressenti, de donner à voir. Le feu encore, "comme" analogique et la renonciation à nommer, ce qui, pour un poète, pose là, et l'on ne peut nourrir l'équivoque: "auquel" montre clairement que ce renoncement se rapporte au "feu" et non à la "main ouverte". Et l'explicative (ou justificative) sentence finale, avançant la proximité, indique un recul "la réalité" comme recul. Ou un retour peut-être. Une séparation en tous cas d'avec le feu. Point de tension extrême du poème (ledit "moteur blanc" du titre qualifie bien sûr le feu), mais aussi intéressante limite jetée à son art: la renonciation "à donner un nom" porte sur le feu tel qu'il se donne à voir/écrire là, en cette occurrence précise de cette strophe, ce feu-là et pas celui de la page précédente ni de la page suivante. La clef en est le trop près, l'absence de recul, la non-immixtion du réel: cela permet de pressentir aussi l'immense fossé théorique et pratique qui sépare sa poésie de l'art des surréalistes, et de nombre de ses contemporains des années 1950. - XIII a écrit:
- Ce feu, comme un mur lisse en prolongement vertical de l'autre et violemment heurté jusqu'au faîte où il nous aveugle, comme un mur que je ne laisse pas se pétrifier.
La terre relève sa tête sévère.
Ce feu comme une main ouverte auquel je renonce à donner un nom. Si la réalité est venue entre nous comme un coin et nous a séparés, c'est que j'étais trop près de cette chaleur, de ce feu. C'est là, pour la qualification poétique du feu, pour montrer mieux cette impossibilité en XIII, en tous cas ce domaine ou du Bouchet ne se risque pas à qualifier, qu'il convient de revenir à I (désolé, je vais estropier, et vous engage à aller à la mise en page de l'éditeur) - I a écrit:
J'ai vite enlevé cette espèce de pansement arbitraire
je me suis retrouvé libre et sans espoir
comme un fagot ou une pierre
je rayonne
avec la chaleur de la pierre
qui ressemble à du froid contre le corps du champ
mais je connais la chaleur et le frois
la membrure du feu
dont je vois la tête
les membres blancs. et aussi à II: - II, extrait, début a écrit:
- Le feu perce en plusieurs points le côté sourd du ciel, le côté que je n'avais jamais vu [...]
Ceci pour bien appréhender le renoncement à qualifier en XIII. Sautons allègrement à la somptueuse finale, lâchez prise, si vous voulez bien me pardonner mes excès de vivisection en matière de postage sur les fils Poésie, je rends grâce là, je m'efface devant une telle chute du poème (quiconque a jamais tenté d'aligner quelques mots sait...). Fin du poème, à la fois prise de possession humanisée après un grand incendie et, je veux l'y voir, une forme apaisée. Poème non conclu sur du brutal. La texture sonore (voyez ces allitérations en consonnes !!!) est un rendu magnifique; le feu-moteur. Bâti musical, sonore, du texte, apogée finale, échos. Notez, notons, les apodoses vis-à-vis des protases ! Oui, le vers dit libre (vous aurez compris que je n'aime pas ce qualificatif rapporté au vers, quand je dis que je n'aime pas, je ne suis pas loin de la détestation) a son apport sonore (et/ou de diction), dans une strophe telle que la strophe finale. Et, corollaire évident mais davantage généraliste, bien sûr que la poésie dite moderne n'est pas dans une impasse, on peut brandir de telles entreprises poétiques en étendard, enfin, je veux le croire, elle n'est pas inaccessible (la preuve) ni ne se nimbe en hautes sphères éthérées... - XV a écrit:
Ce qui demeure après le feu, ce sont les pierres disqualifiées, les pierres froides, la monnaie de cendre dans le champ.
Il y a encore la carrosserie de l'écume qui cliquette comme si elle rejaillissait de l'arbre ancré dans la terre aux ongles cassés, cette tête qui émerge et s'ordonne, et le silence qui nous réclame comme un grand champ. | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: André du Bouchet Lun 23 Nov 2015 - 22:49 | |
| le rapport au pictural me titille mais je ne suis pas sûr d'être bien réceptif ces temps-ci...
sinon paramétrage d'un raccourci clavier pour l'espace insécable ? (chose que je n'ai pas refaite d'ailleurs). | |
| | | colimasson Abeille bibliophile
Messages : 16258 Inscription le : 28/06/2010 Age : 33 Localisation : Thonon
| Sujet: Re: André du Bouchet Mer 25 Nov 2015 - 23:33 | |
| - Sigismond a écrit:
- XV a écrit:
Ce qui demeure après le feu, ce sont les pierres disqualifiées, les pierres froides, la monnaie de cendre dans le champ.
Il y a encore la carrosserie de l'écume qui cliquette comme si elle rejaillissait de l'arbre ancré dans la terre aux ongles cassés, cette tête qui émerge et s'ordonne, et le silence qui nous réclame comme un grand champ. Belles sonorités c'est vrai, ça donne envie de croquer dans de la terre ! Pour tout ce que tu as écris par ailleurs, je reste coite d'admiration et d'incompréhension | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: André du Bouchet Dim 29 Nov 2015 - 20:21 | |
| - animal a écrit:
- paramétrage d'un raccourci clavier pour l'espace insécable ? (chose que je n'ai pas refaite d'ailleurs).
Je te remercie de suggérer quelque chose qui doit être bien, mais ces mots me sont énigmatiques, manière de dire que je n'y comprends rien . Si tu as quelque possibilités traductrices en langue béotienne ? Je tente ci-dessous le coup avec quelque chose de délicat, difficile à paginer en format message de forum, luzerne. - colimasson a écrit:
- Pour tout ce que tu as écris par ailleurs, je reste coite d'admiration et d'incompréhension
Alors admiration, pour du Bouchet tu peux, pour l'incompréhension je vais tenter de faire mieux à l'avenir, sans doute mes élucubrations ont leur obscurité, qui constitue mes limites, et sans doute ai-je ma part de maladresse expressive: Tel un cancre abonné au coin et au bonnet d'âne, je dis que je ferai mieux la prochaine fois, ne voyant pas pour l'heure comment tenir un tel engagement ! Avec luzerne (sans majuscule), recueil: Ici en deux, on le trouve dans le poésie/nrf Gallimard "L'ajour", nous faisons un grand bond par-dessus les années, par rapport au moteur blanc. Le poème tend vers l'art pictural abstrait. Il occupe cinq pages, pagination impossible à restituer ici (du moins n'en ai-je pas trouvé le moyen). De surcroît il faudrait que chaque ligne fût alignée au centre, certes ceci est facile, mais, en plus, qu'elles fussent alignées entre elles et non chacune centrée: j'ai donc préféré les laisser alignées entre elles (à gauche) plutôt que centrées (arbitrage personnel après essai). De prime abord, ces mots semblent ou hâtivement jetés, ou, plus sûrement, paraissent constituer des bribes, des fragments. On ne perçoit guère de sens. Peut-être semblables à des bouts phrasés, tels des échos colportés par des vents, qui nous parviennent sans queue ni tête, au hasard, au gré des rafales. Mais cela ne résiste pas à l'examen. D'abord les proportions traduisent une justesse d'ordonnancement, contenue par des points ".". les points isolés, qui suivent toujours un autre point final à un vers rompu (ou, peut-être plutôt, vers disposé sur plusieurs lignes, en général trois), semblent être un clou, une pointe dirai-je pour mieux traduire via la similarité point/pointe, accrochant les mots en-dessous à quelque support. Une manière de disposer, mais sans patchwork, chacune des ces parties (appelons-les strophes, ou vers) étant nettement l'une en dessous de l'autre, indiquant sans équivoque un sens de lecture et de diction. Mais, c'est une impression curieuse non corroborée par le rendu formel, peut-être de l'ordre syntagmatique (? quels sont vos ressentis, amis Parfumés ?), ce poème formellement si équilibré traduit du déséquilibre. Peut-être (sans doute même) les "sans avoir pied", les "perdu", les "la brusquerie debout" etc..., judicieusement placés... Restons dans le factuel: Le poète, en tant que personne, a sa centralité: no commence-t-on pas par un Étant là, suivi de j'ai débordé, suivi des vers ou strophes: J'aime la hauteur qu'en te parlant j'ai prise sans avoir
pied.
Mots
en avant de moi la blancheur de l'inconnu où je les place est
amicale.
Etc... A la diction se révèle un rythme général, plus ou moins constant, confirmant une unité, un liant commun. Ceci est d'autant plus flagrant si l'on se propose de respecter les blancs en "espace de résonance" des mots (ainsi que je le disais en avis perso dans le message d'introduction du fil), comme une sur-ponctuation, ou même (jouons sur les mots) une super-ponctuation. Notez encore les éléments bruts, déjà repérés dans Le moteur blanc (feu, air, montagne, etc...), peut-être une clef explicative de ceux-ci, quasi omniprésents dans les poèmes de du Bouchet, se situe aux premiers vers du poème Un jour de plus augmenté d'un jour, si vous m'autorisez à hasarder une hypothèse personnelle de plus, manière de travail sans filet: Préserver pour perdre en bloc. Demeure le bloc. Bloc perdu.
Bloc, un jour, à ses propres yeux soustrait.
Hypothèse: le bloc est la matière à façonner, le poème projeté. L'élément brut du poète par excellence. Remplaçons bloc par poème dans les deux vers ci-dessus, et nous avons ce rapport au matériau brut, pour lui-même, qui vient si bien interférer que le poète ne l'atourne pas, ne façonne qu'à minima, se contentant de restituer la proposition verbale en ce qu'elle a de plus brut, conscient que c'est ainsi qu'elle véhicule le plus. luzerne Étant là membres ou mots mais sur un bras j'ai débordé comme le vent. . J'aime la hauteur qu'en te parlant j'ai prise sans avoir pied. . Mots en avant de moi la blancheur de l'inconnu où je les place est amicale. . Comme élargi au-delà de sa langue respirer perdu. . Pour toi comme la neige avant qu'il ait neigé. . Montagne que je ramène à moi pour passer dehors. . J'ai dormi dans l'épaisseur du battant. . Pas d'air qui ne soit rompu et air venir scinder. . Feu sans la pesanteur du froid de ce qui reste à brûler. . Que reste dans ma vertèbre la brusquerie debout. | |
| | | animal Tête de Peluche
Messages : 31548 Inscription le : 12/05/2007 Age : 43 Localisation : Tours
| Sujet: Re: André du Bouchet Dim 29 Nov 2015 - 21:00 | |
| dans windows tu peux essayer Ctrl + Maj + Espace (ça doit marcher dans word mais ailleurs ?). | |
| | | ArturoBandini Sage de la littérature
Messages : 2748 Inscription le : 05/03/2015 Age : 38 Localisation : Aix-en-Provence
| Sujet: Re: André du Bouchet Sam 26 Déc 2015 - 18:39 | |
| Merci pour l'ouverture du fil et la découverte. Je vais lire ça, même si a priori ce n'est pas trop mon domaine poétique de prédilection. Continue de nous régaler, c'est toujours un plaisir de te lire. | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: André du Bouchet Ven 25 Mar 2016 - 21:41 | |
| - animal a écrit:
- dans windows tu peux essayer Ctrl + Maj + Espace (ça doit marcher dans word mais ailleurs ?).
Merci cher Panda pour l'[ani]mal que tu te donnes, mais je vais continuer mes petits copiages "ne rendant pas compte", mais peut-être donneront-ils envie à quelques-uns d'entre ceux qui tomberont sur ces lignes d'aller voir aux pages imprimées ? Dans son dernier recueil de poèmes, qu'on ne saurait recommander sinon très chaleureusement ( Tumulte, 2001, paru chez Fata Morgana), André du Bouchet, qui confessait dix ans plus tôt craindre avoir trop écrit, nous livre encore et toujours quelque art marquant, ainsi ce "de part en part l'écho". Poème que je trouve absolument remarquable, du Bouchet complètement au sommet de son art, et que j'aimerai partager avec vous tout en osant solliciter votre indulgence pour le commentaire, qui ne saurait être à la hauteur d'un tel chef-d'œuvre de la poésie francophone du XXIème siècle, alors naissant. Très difficile à reproduire, il s'étend sur dix pages dont une pour le titre à lui seul, qui s'enchaîne de surcroît sur une page entièrement blanche. Il n'y a ni majuscule, ni ponctuation. Lorsque je mets un point ".", c'est aux fins de justifier le texte, pour raisons d'alignement sur la page imprimée du livre. J'indique chaque fin de page / nouvelle page par ".../...". de part en part l'écho .../... .../... jusqu'à l'air qu' . avoir vu irrite là air équarri racle tu peux .../... à la porte a brûlé l'ortie sans fleur .../... où montagne maison sourde d'où pierre alors et la pierre s'est détachée .../... . pierre accueillant ce qui approche peut faire un pas .../... pour quel perclus alors dans le bleu comme en tous sens et sous un pas . le bleu tournant aujourd'hui le jour .../... je ne logerai pas dans . l'écho .../... happe . espace happe .../... . dans le brouhaha frères fantômes . le brouhaha frères silencieux .../... - Spoiler:
M. Clément Layet se livre à un commentaire analytique de ce poème dans une anthologie de circonstances nécro (ce n'est pas péjoratif), parue en janvier 2002, et d'ailleurs je la recommande (André du Bouchet par Clément Layet, présentation et anthologie, chez Seghers collection Poètes d'aujourd'hui, 2002 donc).
Il se trouve qu'à propos de ce poème-là j'ai pas mal de divergences de vues avec celles de cet universitaire, aux références soignées et éminentes mais -ce n'est que mon avis- que je n'ai parfois pas trouvées comme tombant à-propos, et un ressenti qui part dans des directions fort éloignées des siennes. Mais son commentaire est nettement plus éminent, plus professionnel que mon bafouillage, je m'empresse de situer !
Plutôt que quoter partiellement ses propos et livrer mes sentiments, ce qui serait incomplet et limite peu honnête, voici ce que le poème m'inspire, vous incitant à aller voir son commentaire, entendons-nous bien, je redis que je recommande son ouvrage et la lecture de ses propos, auxquels se rattachent l'aura du spécialiste, qui font autorité et je ne suis pas dans la contestation, ce qui ne m'empêche pas de..., etc..., etc...
Dans le phénomène acoustique de l'écho, l'émetteur n'a plus le contrôle du son émis, celui-ci lui revient, déformé, parfois jusqu'à l'amplification du son initial et, lorsque plusieurs sons ou échos s'entremêlent, on entre dans le phénomène cacophonique ou plus rarement euphonique de la réverbération. L'écho, son qui échappe et hante son auteur, ainsi que tous ceux qui se trouvent à portée d'oreille. Qui a sa brièveté, sa longueur, son existence propre et qui s'impose, effectivement, de part en part: mais pour qu'il y ait ce de part en part, il faut qu'il y ait traversée [de l'espace et du temps], ce que suggère tout à fait le phénomène. Nous avons jeu de renvoi, l'émetteur compte aussi parmi les récepteurs de l'émission (poète/émetteur, poète et lecteur/récepteur). Tout l'art suis-je tenté d'écrire, en tous cas un point absolument remarquable de ce poème-ci est de suggérer ce jeu de renvoi imparfait, atténué ou amplifié, long ou bref, propagation de l'émis verbal laissant accroire qu'il échappe à l'émetteur. Nous ne sommes pas dans une liturgie du chantre et du répons, mais dans l'émission par définition [de l'écho] peu contrôlée. Certes l'émetteur dresse les parts en parts, disposant ainsi les endroits où il espère que le verbe va buter avant de partir vers d'autres azimuts, comme mû d'une vie propre. On en aperçoit d'emblée, dès l'ouverture du poème, de ces parts en parts: jusqu'à l'air qu' . avoir vuet là air équarriAllitérations: avoir vu susurre le vent, "air" "à" "là" "équarri" comme un va-et-vient râpeux. Le tu peux est-il auto-adressé, ou bien l'est-il à nous, lecteurs (et potentiels auditeurs de l'écho) ? Au deux je pense, et ce tu peux est de l'ordre de la capacité à..., non de celui du sauf-conduit. L' air, concrètement le vent, conducteur de l'écho, est équarri. Rendu carré. Travaillé, contraint. Mais l' air, le vent-colporteur, ou haut-parleur n'est pas que matière sur laquelle il a été agi: voyez, il irrite. A, lui aussi, son action propre qui s'impose. Au reste lui aussi équarrit: voyez, il racle... Déjà deux temps (passé composé, puis présent, puis présent) dans la première page, les temps de conjugaison participent au mouvement-écho-de-part-en-part, à l'effet poétique si vous voulez. Continuons le poème, ça donne présent, passé composé, présent, passé composé, présent, [sans verbe], futur, impératif, impératif, [sans verbe]. Un tel apparent méli-mélo est en fait très ordonné et donne un effet de répercussion, de l'ordre de l'écho donc, on remarque l'emploi de l'impératif à l'acmé du poème, et le futur employé pour le seul verbe conjugué au "je", sûrement pas un hasard tout cela ! Les renvois, les part-en-part d'écho se disposent tantôt subtilement, tantôt d'évidence. Tout l'art du dosage du poète. Les noms de choses renvoient ou bien à la matière; air, porte, ortie sans fleur, montagne, maison, pierre, pierre, pierre... Et sont autant de parois sur lesquelles va jouer l'écho. Ou bien, plus rarement, ces noms de choses participent à la kinéstésie du vent/air, colporteur, porte-écho: air (double jeu de l'air !), pas, bleu, jour, l'écho, espace, brouhaha. Mais l'air est davantage qu'un portage par ondes, c'est éloquence de l'écho. Tandis que les verbes impriment en général la dynamique -en général parce qu'excepté le avoir vu, ce tu peux dont nous venons de parler, auxquels j'ajoute je ne logerai pas: irrite, racle, a brûlé, s'est détachée, ce qui approche, happe, happe. Page 2 nous avons le renvoi, le part-en-part du "tu peux", c'est la porte. Le seuil, l'ouverture d'entrée ou de sortie, j'incline pour sortie en l'occurrence. Reste l'ortie (urticante, paroi-écho à "irrite" ? et sa fleur absente, l'inflorescence mâle peut-être surtout, lesquelles fleurs mâles "se détendent soudainement lors de la fécondation et répandent un nuage de pollen sur les fleurs femelles" (wikipedia), forme d'écho, mais en l'occurrence anéanti, ou castré. "à la porte"- voix ? "a brûlé l'ortie" ce qui peut s'entendre de deux façons: ou bien l'ortie a consumé, ou bien l'on s'est brûlé à son contact. Il est, bien sûr, moins important de trancher pour un point de vue ou l'autre, que considérer -forme d'écho ?- qu'il puisse y en avoir deux. La page suivante est très visuelle: "où montagne [...] s'est détachée". La maison est faire de pierre de la montagne (situées donc dans le champ de propagation de l'écho tant qu'elles sont dans la montagne) et qui, agglomérées en mur, claquemurent le clos de la maison "sourde" parce qu'étanchéifiée aux sons de l'écho. La pierre "s'est détachée" du mur pour revenir à la montagne, ou de la montagne pour devenir constituant du mur ? Toujours cette dualité des possibles, échos... "pierre accueillant / ce qui approche peut faire un pas" c'est évidemment la pierre du seuil - renvoi-écho à la porte. Ensuite, "pour quel perclus [...] aujourd'hui le jour". Page importante, entrée de la couleur. Bleu de l'azur, de l'ombre aussi "sous un pas" bleu partout (celui de la nuit) bleu environnant donc "en tous sens". Bleu du jour et bleu de la nuit. "aujourd'hui le jour". Basculement page suivante: "je ne logerai pas dans l'écho". La métaphore peut être interprétée ainsi: nous sommes des émetteurs, qui larguons nos sons, nos arts, nos propos à l'écho, qui déformera, multipliera et renverra. Loger dans l'écho, pour le poète non loin du terme de sa vie lorsqu'il compose "de part en part l'écho", se rapporte à son œuvre et sa postérité, thème artistique récurrent -songeons aux "lais" de François Villon et à tous ceux qui se sont interrogés sur l'aspect survie de l'œuvre après le trépas de son créateur, vaste thème. Si c'est l'incontrôlable écho, il y a un aspect de non-maîtrise, total, et aussi un moment où l'écho prendra fin. L'écho ne grave pas dans le marbre. Ce que suggère la page suivante (que je qualifiais, plus haut, d'acmé du poème) "happe espace happe": magnifique épure, tournemain poétique. Vraiment ce "happe espace happe" à peu près allitératif en ap-pa, "e" presque muets, mais pas tout à fait et c'est important, à la fin des deux "happe" et d'"espace" suggère dans la digestion du son, soluble dans l'air, que le continuum via l'écho à travers ces "e" finaux, le terme du milieu "espace" commençant sur un "e" marqué, inverse le "ap" en "pa" (écho) et finit sur un "e" qu'on peut finir de susurrer sur le"hap" qui suit, qui se finira par le même "e"...Je suis époustouflé, bouche bée, devant tant de maestria, comment faire autant en juste trois mots ? L'écho happe, avale, ingère et restitue in fine du silence, celui de l'air (du vent ?) et non pas le bruit de hommes. C'est tout le sens de la chute du poème - la dernière page.Encore un terme de choix "brouhaha", mot à lâcher dans le vent, suggestion d'écho à lui seul par son "ha" doublé. Les "frères", fantômes ou silencieux, c'est bien sûr nous tous, l'humanité présente (on note, est-ce important je ne sais, que frères renvoie à une notion certaine de fraternité humaine), "fantômes" pour l'humanité passée, cette dernière hante encore (donc dont leur présence revient, portée par l'écho) - le "silencieux" ne fait pas écho, ne participe pas au "brouhaha" - "brouhaha" est antinomique de "silencieux" (judicieusement juxtaposés par du Bouchet, ces deux termes). Or "silencieux" conclut le poème, et c'est bien sûr sur du silencieux que s'achève l'écho... | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: André du Bouchet Lun 22 Aoû 2016 - 21:45 | |
| Deux traces vertes Pierre Tal-Coat, Dans le pré Au détour de la route — sorties de la route — deux traces de roue dans les terres.en novembre deux traces vertes — plus vertes que le vert aujourd’hui de la première levée des semis d’hiver. mais tranchant, là, sur le vert léger étale, ce qui sur cette trace a pu lever l’emporte sur les traces. deux parallèles parties vers le haut se recoupent où le souvenir du tracteur dont les roues sur leur demi-tour auront, en tassant le sol, suscité le surcroît de couleur s’efface dans le versant monochrome. du regard, là-dessus, plus d'une fois l'un ou l'autre passant se sera arrêté. plus haut, le vert est retranché du vert. ici, vert a traversé une trace. du regard, dès qu'il perce - comme le vert dans la trace se défalquera le bloc meuble de la tête qui l'a véhiculé. regard qui jusqu'à transparence porte, et pour l'y perdre avec soi, l'opacité de son vis-à-vis de même que celle de sa propre face perpétuellement franchie. bloc aveugle. dès lors que je fais mien ce que j'entrevois à l'égal de ce qui aura disparu, je ne m'immobilise pas sur une trace me retrouvant aujourd'hui avec l'herbe, et du côté du tracteur ayant quitté les champs autant que de la trace. sur les pentes qu'elle départage, à chaque coup d''œil, le lacet de la route lui-même fraction d'une route arrêtée dans la route, et cette route, par intermittence, elle aussi perdue. terre en suspens et ciel l'un et l'autre dans l'accentuation de leur roulement scindés tour à tour puis confondus, lorsque l'attention qui, de son côté, peut distraire se voit, dans l'instant où elle se précise, absorbée presque aussitôt. la route laisse sur ce qui en avant de soi reste ouvert, de même qu'à nouveau dans le vert le surcroît vert. rien ne manque quand tout a disparu. choses, lorsqu'elles reviennent, quelque chose déjà commence à manquer. le sol qu'on a eu sous le pied, seul tout à coup - sur un élargissement de l'attention dans l'instant où, semble-t-il, elle se dissipe - à se voir lui-même porté en direction du point où, vert ne tranchant plus sur le vert, toutes les absences se trouvent abrogées ou suspendues. trace non vestige, trace toujours à tracer. espace au-devant, l'espace non moins en soi qu'ouvert à nouveau, c'est sur le versant ou sur une arête que, s'il se peut, par ins- tants on se tiendra. si voir a voulu dire du plus loin faire retour à soi, et se trouver au plus loin de nouveau, moi-même ne discernant où je puis être que par à-coups, je me découvre, d'un instant à l'autre, au plus près, également, de ce qui n'est pas là, et, sur matière de route sans mémoire, à la place des disparus. - "je ne pourrais pas vivre dans un pays où il n'y a pas de silex". -"là, Pierre émerge dans les terres lavées par l'orage jus- qu'à la coupure de l'horizon, comme à la paume de la main s'ajustera le temps, sur son tranchant l'amande de silex". 1991 Quelques élucubrations à partager, juste une facette ou deux sur lesquelles je cogne ma lanterne tout en croyant éclairer: - Spoiler:
Ce "deux traces vertes", qu'André du Bouchet écrivit en 1991, avec cette dédicace pour Pierre Tal-Coat, le Pierre majuscule dont il est question au dernier paragraphe, fut à ma connaissance publié pour la première fois dans Orion, éditions Deyrolle, en 1993, p. 29-30. Je vous l'ai copié d'après la version "L'emportement du muet", Mercure de France 2000, où il occupe sept pages (p. 75 à 81). J'ai tenté d'imaginer une nouvelle pagination, forum-compatible, celle-ci ne tient pas compte des sauts de pages, non-indiqués donc, espérant un résultat plus coulé, qui me paraît correspondre à ces vers-là en particulier. Très riche matière encore une fois, l'indice pictural est, cette fois-ci, clairement donné (le tableau de Pierre Tal-Coat que je copie-colle en-tête de ce message me paraît convenir avec, d'ailleurs, un peu trop d'évidence - toujours est-il que je me suis rué dessus, avec un tonitruant "bon sang, mais c'est bien sûr" !! ). Mais poème fort distinct des précédents copiés sur ce fil, et aussi de pas mal d'entre ceux qui jalonnent les écrits du poète. A bien y regarder il s'agit plutôt d'un tableau-poème commenté, ce sont les déductions et les sensations de l'auteur d'après ces deux traces vertes - et le tracteur - qui font le corps du texte. Trace non vestige le peintre et le poète vouent leurs vies à des signes, selon la formule de Jean-Paul Michel qui la tient lui-même d'un autre poète. Nous sommes donc dans des tracés qu'on ne dirait pas destinés à la gravure dans le marbre. L'empreinte des roues de tracteur et l'herbe plus tendre qui a généré ce vert différent, tranchant (tel le silex des deux strophes finales ?) sont, sinon éphémères, du moins peu susceptibles de longévité. Mais ce vert distinct, défini comme trace presque sui generis, est lui-même traversé (trans-percé ?) comme le vers-mise en garde l'indique: ici, vert a traversé une trace.Extrême richesse du corpus de ce texte, peut-être une manière d'acmé, l'antépénultième strophe livre une clef si ce n'est de compréhension, du moins d'appréhension: si voir a voulu dire du plus loin faire retour à soi, et se trouver au plus loin de nouveau, moi-même ne discernant où je puis être que par à-coups, je me découvre, d'un instant à l'autre, au plus près, également, de ce qui n'est pas là, et, sur matière de route sans mémoire, à la place des disparus. Jubilation du lecteur-commentateur: Cette strophe permet de jointer la thématique à celle de "De part en part l'écho" (message précédent sur cette page).
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| | | shanidar Abeille bibliophile
Messages : 10518 Inscription le : 31/03/2010
| Sujet: Re: André du Bouchet Mar 23 Aoû 2016 - 9:58 | |
| J'ajoute, petitement, ne connaissant pas André du Bouchet, que Josef Winkler le cite en exergue à Sur la rive du Gange avec ces mots :
"Mon récit sera la branche noire qui fait un coude dans le ciel."
de quoi s'arrêter un instant.
Merci Sigismond pour ce fil passionné ! | |
| | | Sigismond Agilité postale
Messages : 875 Inscription le : 25/03/2013
| Sujet: Re: André du Bouchet Ven 26 Aoû 2016 - 10:59 | |
| Shanidar, tiens, c'est rigolo, je cite justement ce (ces ?) vers dans mon commentaire du "Moteur blanc", un peu plus haut sur cette page ! Allons-y pour une autre, j'en profite pour la suggérer si l'on cherche à illustrer la photo du portail, un de ces mois futurs, il s'agit d'une espèce de faux aphorisme, qui entame le poème Hauts-de-Bülh (NB: référence à Michel Leiris ) , 1981: - Citation :
- Trouver distance sur la page, c'est recevoir ce qu'elle a donné.
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| Sujet: Re: André du Bouchet | |
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| | | | André du Bouchet | |
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