Apichatpong Weerasethakul

Blissfully Yours


"Extatiquement votre"



Blissfully Yours est le premier film d'A.W. que j'ai vu à sa sortie après son succès au festival de Cannes où il a remporté le prix "Un certain regard" en 2002. A l'époque je n'étais pas du tout rentré dedans comme certains d'entre vous avec Boonmee ou Tropical Malady. J'avais même dormi pratiquement les 3/4 du film, ne retenant qu'une longue conversation avec un médecin, un voyage en voiture interminable se terminant à la moitié du film par le générique manquant au début, des scènes d'amour en pleine nature qui occupaient toute la seconde moitié. Je m'étais dit qu'A.W. n'était pas pour moi et je suis sorti en maudissant les critiques de m'avoir emmené dans un tel traquenard. Comme j'avais tort!

Je l'ai revu il y a 4 ou 5 ans et ma perception a complètement changé. Je le regarde encore aujourd'hui, profitant d'une vue d'ensemble de ses films ultérieurs, et je me rends compte à quel point ce film est beau.

Deux parties donc et un générique démarrant à la moitié. ça n'est pas un grand mystère puisqu'on peut considérer les 50 premières minutes comme une sorte de longue introduction permettant de découvrir les personnages avant que la véritable expérience du film ne commence avec cette fameuse "partie de campagne" en pleine jungle au bord d'une rivière. C'est donc juste un indice de la manière dont A.W. dilate le temps.

L'argument:

Citation :

Min, un immgré clandestin birman qui vit en Thaïlande, a contracté une mystérieuse maladie de peau. Sa fiancée, Roong, et une femme plus âgée, Orn, décident de l'amener chez le docteur. Mais le docteur est incapable de l'aider comme Min ne peut pas parler, afin de ne pas révéler qu'il est birman. Cependant, comme c'est la coutume dans les hopitaux thaïlandais, des médicaments lui sont prescrits.
Orn consulte également le docteur pour son problème de nervosité. Elle souhaite avoir un enfant de son mari et va à son travail, accompagnée de Min pour lui en parler. A son bureau, elle prépare également une mixture, composée de différentes lotions pour la peau et de quelques légumes frais. Elle demande à Roong de l'appliquer à Min.
Roong travaille dans une usine, où elle peint en blanc des figurines de lapin. C'est un travail à la chaîne et Roong ne veut pas travailler ce jour-ci alors qu'elle a travaillé davantage la veille. Elle prétexte une maladie pour s'enfuir avec Min. Elle l'accompagne en voiture à la campagne, dans le but de pique-niquer dans la forêt avant peut-être de faire l'amour.
Orn, pendant ce temps-là, attend l'amour. Elle prend la moto de Roong et va dans la jungle rejoindre Tommy, un travailleur de l'usine. Ils font l'amour sur le bord de la route, mais sont interrompus par le vol de la moto. Tommy poursuit le voleur et disparaît.
Insatisfaite, Orn s'enfonce progressivement dans la jungle et aperçoit Min et Roong, qui viennent de finir de faire l'amour.

Toutes les séquences sont en temps réel avec un effet de documentaire permettant d'assister à une consultation avec une femme médecin, des moments de la vie quotidienne de chacun, et enfin le départ vers la forêt. La scène du voyage en voiture dure pratiquement 20 minutes et peut sembler interminable mais elle permet d'une part de s'immerger peu à peu dans la campagne thaïlandaise et d'assister également aux préliminaires érotiques entre Roong et Min qui se caressent, s'observent, sont impatients de ce qui les attend à l'arrivée. On peut se laisser flotter durant toute cette première partie ou s'intéresser à chaque détail, s'abandonner à cette atmosphère languide qui a pour fonction aussi de nous mettre dans un été de conscience propice à la contemplation que propose la seconde partie. Ce flottement n'étant pas forcément désagréable.



La partie de campagne est une progression sensorielle vers l'extase de la jouissance en communion avec la nature environnante pour les deux couples du récit. Orn et Tommy d'abord puis Roong et Min. Il montre toute la montée du désir, l'orgasme, puis surtout ce qui suit cet orgasme. Un état de bonheur presque absolu avant que peu à peu la mélancolie ne s'installe. "Post Coitum Animal triste" comme en fait l'expérience, dans une superbe séquence, Orn que Tommy a plus ou moins abandonnée brutalement sans qu'on sache ce qu'il est devenu. Des inscriptions à même l'image de dessins ou de caractères birmans suggèrent que Min cherche à rentrer dans son pays où l'attend sa fiancée. On comprend que le bonheur de Roong à ses côtés sera éphémère et son extase finale prend une tonalité à la fois douce et empreinte d'une certaine tristesse.



Apichatpong Weerasethakul nous ayant fait vivre avec eux ce moment de détachement et de contemplation béate du monde (Blissfully = béatitude) en temps réel. Les images sont magnifiques, solaires, scintillantes, paisibles. La nature est une présence rassurante, réparatrice. On se baigne dans la rivière pour soigner une étrange maladie qui provoque un urticaire et la desquamation de la peau de Min, ou pour se libérer de son chagrin.



Le dernier plan est un regard interrogatif de Roong face à la caméra après qu'on ait contemplé le paysage une dernière fois dans un climat de tranquilité absolue. Le moins hermétique des films d'Apichatpong avec simplement la magie de ces corps se désirant en pleine nature.




Il n'y a pas de musique dans le film contrairement à la bande annonce.


Je propose en-dessous le commentaire de Philippe Azoury qui évoque Blissfully Yours mais peut s'appliquer à l'ensemble des films d'A. W.

Commentaire de Philippe Azoury:

Au lendemain de la projection de Blissfully Yours à Cannes, la presse parla d'un choc. Les articles rapportaient tous quelques effets du film:

- L'arrivée impromptue au bout d'1h d'un générique de début dont avait déjà oublié l'absence.

- Quelques dessins, idéogrammes ou écritures que Weerasethakul avait placé parfois à même l'image. Comme pour faire revenir au premier plan cette marge d'intervention, ce propre pouvoir de démiurge qu'il avait pourtant tenté de dissoudre dans la durée et les effets de réel.

- Le caractère excité quoiqu'indolent de la deuxième partie du film, laché en plein naturalisme nudiste.

Mais le choc du film allait bien au-delà. Blissfully Yours se nourrissait de toute la confusion esthétique et géographique dans laquelle le cinéma est immergé depuis queqlues années. Du coup on retrouvait une contradiction de questions:

- Le film était-il une fiction à effet documentaire ou un bloc de réalité filmé?

- Etait-ce un film à dispositif ou une petite mécanique "arty" ?

- A moins que ce ne soit un porno amateur filmé sous opium?

- Certains ont même parlé d'un chef d'oeuvre antonionien capable de rivaliser avec des films comme L'Avventura ou L'éclipse.

- D'autres y ont vu le dauphin du Jean Renoir d'Une partie de campagne.

Sans doute Blissfully Yours est-il tout cela à la fois.

On pourrait ironiser sur le titre du premier film d'A.W. et dire que Blissfully Yours est un mystérieux objet enregistré en plein soleil de midi. Quoiqu'il en soit Blissfully Yours disait dès son titre "Extatiquement votre" toute la quête du cinéma et de l'art contemporain.

On peut s'interroger sur cette obsession des virus, de la maladie, qui hante tout le film d'A.W. Le virus qui contamine tous ses films n'est pas sans nature. Au fur et à mesure que son cinéma avance on se rend compte que ce virus est la forme même du film. Cette forme qui oscille entre la mélancolie et une recherche du bonheur dans la contemplation du monde.

Sans doute y-a-t-il quelque désir chez A.W. de fondamentalement ancré dans le tempérament thaïlandais. Mais ne voir qu'un cinéaste traitant de front le problème des clandestins birmans (un des sujets du film) me semble quand même à côté de la plaque. Parce que peu de cinéastes donnent l'impression à ce point de faire des films qui échappent à une géographie donnée. Et peu de cinéastes ont offert une telle ouverture sur l'intime, un tel éclairage sur l'individu.

Certes, les plans de Blissfully Yours ont quelque chose de documentaire. Leur durée effective, leur part d'immédiate évidence, mais pour autant les informations qui le traversent n'ont rien de véritablement concret. La Thaïlande d'A.W. a tendance à se dissoudre dans la durée. Personne ne peut savoir s'il va s'agir d'un week-end à la campagne ou d'un pique-nique en forêt ou plutôt une plongée dans le crépuscule de l'homme. Même si ce crépuscule là, qui est tout entier dans la recherche de l'extase, est un crépuscule ensoleillé et divinement caressant. Ce crépuscule reste un lieu inatteignable où il est demandé de perdre toute orientation.

Peu importe qu'A.W. soit un artiste contemporain qui capturerait le temps dans les rais de son dispositif ou qu'il soit à l'inverse un cinéaste naturaliste qui s'effacerait derrière son sujet, on peut voir Blissfully Yours comme un film totalement obsédé par une écologie du plaisir. A.W. est un peu un cinéaste qui se verrait comme un passager, c'est-à-dire quelqu'un à bonne distance pour voir les liens se faire et se défaire et capable en cela de faire ressentir à la fois l'orgasme et le sentiment de regret qui va immédiatement le remplacer. Un cinéma de l'extase mais aussi un cinéma de l'après orgie quand il ne reste plus qu'un peu d'eau qui coule et l'empreinte d'une main sur une peau bientôt desquamée.

Ce n'est pas la première fois qu'on voit un orgasme à l'écran, mais c'est peut-être la première fois que l'on voit un orgasme filmé comme un paysage.

On peut voir des extraits de Tropical Malady sur youtube . Dernière séquence de nuit dans la jungle:

Je retourne voir Oncle Boonmee ce soir avant qu'il ne quitte l'affiche. Les critiques du cercle de canal + étaient aussi divisés que partout ailleurs:

Le Cercle: Oncle Boonmee

Marko a écrit:

Je retourne voir Oncle Boonmee ce soir avant qu'il ne quitte l'affiche.

Ah...Les passions de Marko!...

coline a écrit:

Marko a écrit:

Je retourne voir Oncle Boonmee ce soir avant qu'il ne quitte l'affiche.

Ah...Les passions de Marko!...

Bonheur intact. Ce film est merveilleux.

Enfin je trouve une image de la séquence de le Princesse et du Poisson chat dans Boonmee.


Un peu colorisée contrairement au film mais du coup ça ressemble à ces tableaux lumineux animés de chutes d'eau très kitsch qu'on voit pas mal en Chine. Référence volontaire d'ailleurs à mon avis.

Jean-Marc Lalanne (le petit barbu) et l'équipe des inrocks encore en transe après la projection d'Oncle Boonmee. A partir d'1'27

Et voilà mon parcours Apichatpong Weerasethakul s'achève avec son premier film jusque là inédit pour moi. Je vais le quitter à regret en attendant avec impatience la suite...

Mysterious Object at Noon (ou "Dofka dans la main du diable")


De l'influence du cadavre exquis surréaliste pour explorer les mécanismes de naissance d'une légende à travers la tradition orale.



Qu’on se le dise, Apichatpong Weerasethakul n’a rien d’un petit malin arty conscient de ce qu’il faut jouer de tours de passe-passe pour épater le cinéphile intello en mal de découverte. Au contraire, tout chez lui est spontanéité, désir, légèreté. Tout sauf rigide, le dispositif, même quasi insaisissable comme celui de Mysterious object at noon, n’a rien du gage, de la garantie : il est avant tout la trace d’une inquiétude généreuse qui peu à peu se mue en murmures et chuchotements (les bancs titres, comme dits à l’oreille), est consolée par une pensée magique. Pensée magique et pensée du cinéma, et pourtant rien chez le cinéaste ne relève de l’exercice de style ou du programme, c’est là sa plus grande force. Chronicart.com

Mysterious Object at Noon est un film mi-documentaire mi-expérimental en noir et blanc d'1h20 qui part du fameux "Il était une fois" pour laisser les habitants d'une petite province thaïlandaise compléter tour à tour une histoire dont le point de départ est le plus simple possible (un homme aime une femme et souffre de sa distance avant qu'elle n'en épouse un autre. Puis survient un étrange objet animé d'un pouvoir magique). Le récit pouvant s'appuyer sur des anecdotes personnelles et réelles ou sur une fiction faisant appel à l'imaginaire. On retrouve chez le réalisateur la volonté de filmer la réalité comme un rêve et les fictions irréalistes comme des faits concrets.



Ce qui est troublant dans ce premier film c'est qu'on retrouve déjà pratiquement toutes les thématiques qui hanteront ses oeuvres futures. Il y est question d'un oncle, d'un tigre sorcier, d'une maladie (un enfant handicapé), de réincarnation, d'extra-terrestre même, d'une aventure qui commence comme un documentaire sur la vie quotidienne dans son pays et se termine dans une dimension presque fantastique. La légende complétée peu à peu par les protagonistes transformant insidieusement notre perception initiale du réel.



Ainsi on peut décrocher dans la première partie en se disant que ces scènes quotidiennes sont lassantes et sans intérêt mais pour peu qu'on s'intéresse à ces gens, à leur univers, ce que l'idée de départ induit permet de découvrir leur sensibilité et leur imaginaire. L'histoire qu'ils créent spontanément (et apparemment de façon non dirigée) prenant une dimension mythique universelle.



Probablement le film le plus difficile à investir de Weerasethakul du fait de son image 16mm en noir et blanc qui donne a priori une impression de documentaire amateur. Mais plus on avance, plus la magie du cinéma se révèle et les plans d'enfants jouant au football ou se baignant dans la rivière de la fin notamment sont très beaux. Il y a un ensorcellement du cinéma d'A.W. qui est difficile à expliquer.



Bande annonce sous forme d'extraits:

Je ne crois pas qu'il existe un autre forum avec un fil aussi dense consacré à Apichatpong Weerasethakul ! Bravo Marko!...

coline a écrit:

Je ne crois pas qu'il existe un autre forum avec un fil aussi dense consacré à Apichatpong Weerasethakul ! Bravo Marko!...

On trouve pas mal d'articles un peu partout mais je suis content d'avoir un espace pour rassembler toutes nos impressions personnelles sur son cinéma si singulier. J'espère seulement que d'autres pourront pénétrer cet univers qui est étrangement à la fois difficile en apparence et pourtant si simple et naturel dès lors qu'on accepte de se laisser emporter. Il est le continuateur des sorciers, des chamans, des conteurs de l'origine de l'humanité et il le fait avec les moyens les plus modernes du cinéma. C'est écart est vertigineux et prodigieux. Ce type est vraiment génial.

Marko a écrit:

coline a écrit:

Je ne crois pas qu'il existe un autre forum avec un fil aussi dense consacré à Apichatpong Weerasethakul ! Bravo Marko!...

J'espère seulement que d'autres pourront pénétrer cet univers qui est étrangement à la fois difficile en apparence et pourtant si simple et naturel dès lors qu'on accepte de se laisser emporter.

J'espère que j'en aurai l'occasion...

coline a écrit:

J'espère que j'en aurai l'occasion...

Il faut absolument que tu puisses voir Oncle Boonmee en salle. La télé peut tuer ce réalisateur si on ne le connait pas encore. C'est un cinéma qui demande de s'immerger complètement, tous sens en éveil, et seul le grand écran peut permettre ça.

Marko a écrit:

coline a écrit:

J'espère que j'en aurai l'occasion...

Il faut absolument que tu puisses voir Oncle Boonmee en salle. La télé peut tuer ce réalisateur si on ne le connait pas encore. C'est un cinéma qui demande de s'immerger complètement, tous sens en éveil, et seul le grand écran peut permettre ça.

Je ne demande que ça...Mais il n'est pas encore annoncé chez moi...

La cinéphilie d'Apichatpong Weerasthakul. Dans cet article de Télérama il évoque les films qui l'ont marqué du cinéma de Spielberg à Bela Tarr ou Chantal Akerman, Almodovar et Coppola. Et un certain Bruce Baillie que je ne connais pas du tout.

A.W. et le cinéma

Un des ses travelling préférés. Celui de Satan Tango de Bela Tarr (qui a aussi influencé Gus Van Sant pour "Elephant"):