Un livre, un lieu

Extrait de l'introduction générale

Il y a donc eu d'abord des marins, aux préoccupations les plus diverses : ceux commissionnés par les puissances coloniales pour découvrir des routes maritimes et, autant que possible, les contrôler ; mais aussi, s'opposant à ces découvreurs officiels et patentés, des corsaires et des aventuriers. Quelque temps après les premiers marins sont apparus les missionnaires, car on avait constaté que des êtres, à la limite, croyait-on, de l'humanité, hantaient ces rivages désolés. Depuis le dix-septième siècle, ces missionnaires se relayèrent pour les «sauver», et tinrent parfois la chronique de leurs efforts, pour venir à bout d'une tâche qui dépassait leurs forces lorsqu'ils tentèrent même, au dix-huitième siècle, de pénétrer dans l'intérieur. Puis, relayant tous ceux-là, ou les accompagnant, des explorateurs de plus en plus savants, aux préoccupations moins immédiates et pratiques que celles de leurs devanciers, qui eurent de plus en plus le loisir et l'envie d'ajouter à leurs observations scientifiques des textes témoignant à leur tour, comme leurs contemporains, de leurs étonnements, émerveillements, souffrances et effrois. Les commerçants, les administrateurs, les colonisateurs ou plutôt les pionniers, marchèrent sur leurs traces, suivis évidemment par ces produits dérivés de la colonisation que sont les hors-la-loi et les bagnards - ces deux catégories d'humains ayant toujours, de gré ou de force, quelque affinité avec les «terres neuves»... Cette humanité si diverse a laissé d'innombrables récits, que très tôt des compilateurs ont diligemment rassemblés, résumés à leur guise, et commentés. Chacun de ces récits, même incertain ou contredisant les témoignages précédents, parfois trop bavard ou au contraire trop concis, dissipait un peu l'aura de cette mystérieuse contrée, tout en ajoutant à sa connaissance.
Encore un peu après, mais dès avant la fin du dix-neuvième siècle, arrivèrent les «voyageurs», ceux que ne motivaient ni le zèle à servir leur pays, ni la conviction qu'il y avait des âmes à baptiser et à détourner du «péché», ni l'amour de la science ou le goût du lucre. Il leur restait l'aventure, la solitude, la nature, la beauté et l'étrangeté des choses et des êtres, et ce sentiment incomparable et authentique au début, de «bout du monde» à la fois fascinant et repoussant, qui offrait un cadre idéal aux amateurs de sensations fortes, qu'ils soient marins ou montagnards. C'était assez pour que beaucoup de ces «voyageurs» aient voulu écrire ce qu'ils avaient vécu et ressenti.
Le lecteur reconnaîtra vite une évidence : commencer cette anthologie dès la découverte de la Patagonie, à l'orée du seizième siècle, c'est se donner les moyens de mesurer et de comprendre toute l'évolution des récits, et à travers eux, de saisir quelle a été aussi l'évolution du regard des hommes sur la Patagonie. Nombre de grands thèmes apparaissent, persistent, se renouvellent ou s'effacent au fil des siècles, j'en donne ici un bref aperçu.
La Patagonie, ce n'est pendant près de deux siècles que la clé orientale de la Mer «du Sud» pour ceux qui sont partis d'Europe, et sont donc venus «du Nord» de l'Atlantique : donc, guère plus qu'un passage, disputé entre les grandes puissances maritimes et coloniales des «Temps Modernes», l'Espagne et l'Angleterre d'abord, auxquelles s'ajoutent ensuite les Provinces-Unies et la France. La Patagonie n'est qu'un obstacle qu'il faut contourner, mais en serrant ses rivages au plus près ; un obstacle qu'il faut donc «reconnaître» pour mieux l'éviter, tout en l'auscultant quand même, parce que les marins de cette époque ont besoin d'abris, d'eau, de bois et de vivres frais... Ce bout du monde possède aussi des «naturels», les «Patagons», et il n'est pas de récit de navigation qui n'aborde ce thème : qui sont-ils, que peut-on en attendre ? Faut-il les craindre ? Réussira-t-on à les séduire ? Voici donc les journaux de bord, reflets, à la fois, des lieux, des époques et des caractères, monotones en apparence et pourtant toujours différents; les observations qui se recoupent, se contredisent ou et se complètent d'un voyage à l'autre, le débat jamais clos sur les avantages et dangers comparés des trajets par le Horn ou par le Détroit, les légendes qui se forment, prennent corps et traverseront parfois les siècles - la taille des Patagons, la fabuleuse Cité des Césars...